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Dix-huit auteurs andalous de la Génération Romero Esteo

Isabelle Reck et Miguel F. Gil Palacios

Collection Théâtre bilingue français-espagnol


Ce volume rassemble des textes dramatiques brefs de dix-huit des vingt-trois auteurs nés entre 1968 et 1985 que compte la Génération Romero Esteo. Tous ont été lauréats à divers degrés — finaliste, accessit, mention spéciale du jury, ou prix — du Prix Miguel Romero Esteo dans sa première étape (1997-2009) . Ces auteurs sont désignés par le terme « romeroesteos ».

Le Prix doit son nom au dramaturge andalou Miguel Romero Esteo (Malaga, 1930-2018), auteur du Nuevo teatro, courant théâtral underground, grotesque et allégorique qui apparaît au cours de la dernière décennie du franquisme. Auteur fantasque et iconoclaste, réinventant et réenchantant la langue espagnole, Romero Esteo a offert au théâtre espagnol de longues et foisonnantes cérémonies théâtrales : ses « grotescomachies » macabres, gastronomiques (Paraphernalia de la olla podrida, la misericordia y la mucha consolación, écrite en 1971), familiales-petites-bourgeoises-catholiques (Pizzicato irrisorio y gran pavana de lechuzos, 1961) ou anticapitalistes (Pontifical, 1966), et ses délires épico-poétiques tartessiens en vers libres, organisés en 84 liturgies protohistoriques de la tragédie Tartessos (1983, prix Europe 1985) .

Le Prix Romero Esteo est destiné aux jeunes auteurs andalous ou résidant en Andalousie, de moins de trente ans. Il a été créé en 1997 par le Centro Andaluz de Teatro (CAT), dont le directeur était alors Emilio Hernández, sur le modèle du Prix Bradomín qui, pour sa part, a vu le jour à Madrid en 1985 et a permis l’émergence d’une autre génération, la « Génération Bradomín », «los bradomines». L’objectif du Prix Romero Esteo est de stimuler et soutenir les nouveaux talents dramaturgiques de la Communauté autonome d’Andalousie et de leur donner une plus grande diffusion au niveau national, quand les projecteurs et les moyens sont plutôt à Madrid et Barcelone, où l’activité théâtrale représente, pour ces deux seules villes et leurs communautés autonomes, la moitié de l’activité des arts de la scène en Espagne . Gracia Morales, dont nous publions un texte dans ce volume, s’interroge sur la visibilité que l’on peut avoir quand on écrit du théâtre depuis Grenade.

Dans sa thèse de 2009, Viorel-Dragos Moraru résume en sept points ce dont a besoin une « génération littéraire » pour être la plus visible possible :

[…] (1) un nombre suffisant d’adhérents ; (2) un événement fondateur (pendant sa période de formation) ; (3) la conscience d’elle-même ; (4) la conscience de son existence aux yeux des autres ; (5) [de la] combativité ; (6) un but « secret » qui la rende assimilable à une génération sociale ; (7) la capacité de rallier des membres d’autres groupes d’âge. 


Assurément, la condition (4) n’est pas tout à fait remplie. L’objectif de ce volume est de contribuer à cette visibilité, autant en France qu’en Espagne, d’où le choix de publier ces 18 textes en version originale espagnole et dans leur traduction française.

Un deuxième objectif guide la réalisation de cette anthologie bilingue : au-delà de la qualité dramaturgique des textes et des aspects esthétiques, elle peut constituer un outil didactique pour l’enseignement de la traductologie et de la langue, la littérature et la civilisation de l’Espagne actuelle. L’anthologie en effet peut être aussi examinée comme « document artistique, historique et culturel », pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par José Romera Castillo (UNED), El teatro como documento artístico, histórico y cultural en los inicios del siglo XXI (Verbum, 2017). Elle peut surtout présenter un intérêt pour les metteurs en scène et les compagnies professionnelles, les groupes amateurs ou encore pour les enseignants et animateurs de théâtre universitaire ou de théâtre en collèges et lycées, à la recherche de textes de format bref pour monter des spectacles à géométrie variable dans le cadre de projets ou de programmes bilingues.

Il s’agit avant tout de faire découvrir et pratiquer le théâtre de ces auteurs dramatiques andalous, trop méconnus en France, comme la plupart des hommes et femmes de théâtre d’Espagne, exception faite des très iconoclastes Rodrigo García et Angélica Liddell.

Le théâtre des « romeroesteos » — et cela apparaît clairement dans ce recueil — est un théâtre avant tout humaniste et « engagé » avec son temps — n’est-ce pas par ailleurs le propre de toute génération littéraire ou artistique ? Un théâtre engagé avec les tragédies quotidiennes des migrants, la violence faite aux femmes et aux enfants, la violence organisée des autocraties, des guerres et des guerres civiles, de la traite des humains, le devoir de mémoire dans une Espagne qui a longtemps posé une chape de plomb sur son histoire récente (celle de la guerre civile et du franquisme), le poids de l’économie financière, la crise économique de 2008 et ses séquelles (spéculation sur le logement, expulsions, chômage, pauvreté, marginalisation), la crise sanitaire actuelle, le rejet des différences, les questions identitaires de sexe et de genre ou encore la violence du monde de l’entreprise, de la société de consommation et des réseaux sociaux. Sans oublier les familles dysfonctionnelles, les ravages de la drogue et de la solitude, la déréliction, les peurs et les angoisses existentielles propres à notre époque, à ses crises et à son mode de vie. Toutes ces questions sont abordées dans les dix-huit pièces de ce volume.

Nous avons affaire à un théâtre imaginatif, alerte et rythmé, plein d’humour — macabre, sarcastique, corrosif ou joyeux — et en même temps si poignant, très réaliste et si allégorique, presque documentaire parfois ou très surréaliste, jouant de la distanciation brechtienne ou encore de l’autofiction ; souvent très métathéâtral, nous renvoyant toujours à la condition humaine et à nos petits arrangements avec la réalité, et, très attentif au texte, ce théâtre bref relevant paradoxalement d’un mouvement du « retour des auteurs » .

Dans leurs formes et esthétiques, ces pièces courtes de trois à dix pages boivent autant aux sources de la tradition ancienne des petites formes espagnoles, notamment du Teatro menor du Siècle d’or, que de l’écriture brève dramatique des générations plus immédiatement antérieures, par exemple les questionnements éthiques des pièces courtes de Max Aub ou le réalisme grotesque et « mineur » de Lauro Olmo dans ses « farcidrames » («farsidramas») de El cuarto poder (1962-1965). Ruiz Ramón a qualifié El cuarto poder de « caléidoscope tragicomique »  : on peut parfaitement définir en ces termes l’anthologie que nous proposons ici. Cependant, les pièces brèves de ces « romeroesteos » ne s’inscrivent pas moins dans la lignée des pièces courtes de Brecht et du théâtre de l’absurde — Beckett et Ionesco en particulier — pour un théâtre « non de l’absurde métaphysique, mais de l’absurde social » . Rappelons que Beckett est l’auteur de la pièce la plus courte du théâtre, d’une durée d’une minute, Breath, écrite pour la revue musicale de Kenneth Tynan Oh, Calcutta (Eden Theatre, New York, 1969) et l’inventeur du « dramaticule » .



Un genre dramatique : la forme brève


La pièce brève a été la forme la plus pratiquée dans l’histoire du théâtre espagnol. La première pièce en langue espagnole (romance) dont le texte est parvenu jusqu’à notre époque est de 1150, il s’agit d’un auto, l’une des formes courtes du théâtre liturgique : l’auto de los Reyes magos, dont on ne conserve que 147 vers polymétriques. La petite forme a connu ses lettres de noblesse au Siècle d’or et Ramón de la Cruz l’a alimentée au XVIIIe siècle avec plus de 300 saynètes satiriques sur les mœurs de son époque. Il s’est produit un deuxième âge d’or dans le premier tiers du XXe siècle avec deux voies dramaturgiques. La première est celle des avant-gardistes aspirant à « rethéâtraliser » le théâtre, pour proposer un « théâtre total ». Cette « rethéâtralisation » passait, entre autres, par l’exploration des formats courts antérieurs, notamment ceux qui se jouaient sur la place publique ou entrecoupaient les actes des Comedias représentées dans les corrales. Elle s’affirmait par la création de nouveaux formats hybrides, mêlant commedia dell’arte, théâtre de foire, piécettes liturgiques, mais aussi gags propres au cirque et aux films comiques muets, ou encore toutes les formes de marionnettes et de marionnettisation — retablo espagnol, guignol lyonnais ou karagöz turc.

Les avant-gardistes espagnols ont ainsi revisité en particulier l’auto sacramental pour un théâtre allégorique, métaphysique et existentiel (par exemple Tres escenas en ángulo muerto (1924) de José Bergamín), ou créé des « autos pour silhouettes », « des mélodrames pour marionnettes » et le très expressionniste esperpento (Ramón María del Valle-Inclán). La seconde voie théâtrale est liée à la guerre civile espagnole, elle est pratiquée par ces mêmes rénovateurs du théâtre espagnol devant l’urgence de défendre la Seconde République et de combattre l’avancée du fascisme. Ce théâtre est désigné à l’époque par les termes suivants : « théâtre d’urgence » (Alberti) , « théâtre pour combattants » (titre d’un volume (1937) de José Herrera Petere rassemblant trois de ses pièces courtes), « théâtre de guerre » (titre d’un recueil de quatre pièces brèves de Miguel Hernández, 1937). Il s’agit d’un théâtre politique et de propagande  qui privilégie la parodie et le burlesque. Les piécettes d’agit-prop de caractère didactique sur le modèle du « tribunal » dramatique se sont alors multipliées (El saboteador de Santiago Ontañón).

Ces « pièces d’urgence » ont repris certaines des pratiques du théâtre avant-gardiste. Elles ont ainsi combiné, entre autres, le guignol de Mourguet et le Retablo espagnol, le théâtre de marionnettes et le théâtre liturgique (farsa, auto navideño, auto sacramental), le grand-guignol et les saynètes parodiques et burlesques du Teatro menor (entremeses, mojigangas, jácaras etc.) : par exemple, Radio Sevilla (1938) et les deux « farces révolutionnaires », Farsa de los tres reyes magos et Los Salvadores de España (1934) de Rafael Alberti, ou El Retablo de las Maravillas (1937) de Rafael Dieste. Beaucoup n’ont pas manqué de pratiquer l’hybridation des arts : Monólogo del fusil (1938) de Herrera Petere ou El Bulo (1937) de Santiago Ontañón, farce musicale, sorte de zarzuela burlesque.

Dans le siècle actuel, nous avons assisté à une recrudescence de ce format dramatique bref, principalement sous les formes d’« une scène de rue » brechtienne — d’un Lehrstück allégé cependant de son didactisme idéologique — ou d’un Dramolette (dramuscule)  espagnols imprégnés de toutes ces traditions antérieures, pour créer un théâtre politique dans ses différentes déclinaisons : « impliqué » (« teatro implicado »), « citoyen », « engagé », « militant », « d’agitation », « d’urgence », « du dissensus », « documentaire ». Les textes de cette anthologie en sont une bonne illustration. Il s’agit d’un théâtre qui s’interroge en permanence sur la manière d’intervenir dans le champ social, non pas au sens d’un « art social », de l’utilisation du théâtre dans l’intervention sociale, un domaine qui s’est par ailleurs particulièrement développé et auxquels beaucoup de ces auteurs participent, mais bien depuis l’acte artistique lui-même et une réflexion sur la place et le rôle du théâtre et des artistes dans la société. Plusieurs des pièces de ce volume mettent d’ailleurs en scène des auteurs ou metteurs en scène confrontés à la réalité. Dans Manifeste. Scène de genre de « joyeuses compagnies », d’Antonio Rincón-Cano, on ne sait plus à la fin de la pièce si nous venons d’assister à une tranche de vie populaire grotesco-tragique, qui se répète de jour en jour — le début de la scène étant repris à la fin de la pièce —, ou s’il ne s’agit que du texte qu’essaie d’écrire un auteur, Pablo, entre trente et quarante ans, dont cette vie est le quotidien. Mais, comme le dit le texte, n’est-ce pas plutôt « un manifeste » pour un théâtre de « scènes de genre », dans le double sens de théâtre de ces tranches de vie disloquée, par la drogue en particulier, et de théâtre sur les identités de sexe et de genre dans l’Espagne actuelle ? Trucmuche, le personnage de Mauvais dans l’ensemble de David Montero, explique aux spectateurs sa « performance » : « Enfin, si, c’est du théâtre, mais… mais… mais du théâtre, comment ça s’appelait déjà. Du théâtre « auto… », « antibiotique », non, « autographi… ». Voilà ma vie, finalement. Ce que j’ai fait là, c’est un morceau de ma vie, de ma propre vie. » Dans la pièce qui ferme l’anthologie, Baisser de rideau de Tomás Afán Munõz, l’Homme sur scène — le personnage — a donné rendez-vous à son créateur, l’Homme du dehors, dans un théâtre désaffecté à l’heure fixée pour sa démolition, pour jouer le dernier acte de sa — leur — existence au théâtre et dans la vie. Deux conceptions du théâtre s’affrontent.

Voici quelques-unes des répliques de l’Homme sur scène :

— Pourquoi faisons-nous venir des gens au théâtre ?

— La distance qui sépare le bord du plateau du sol est immense.

— Ne me dis pas que tu crois encore que le théâtre peut changer

le monde.

— Ce que je cherchais sur scène, c’était la « vérité », la « réalité ».

— Je t’assure que l’existence d’un personnage métathéâtral, au caractère

réfléchi, n’est pas agréable. Si éloigné de la vérité, de la vie.

— Je vais jouer enfin, ici même, une vérité.


Pour l’Homme du dehors, « les plateaux sont comme des parenthèses qui s’ouvrent au milieu de la vie ».

Les dix-huit auteurs et autrices de cette anthologie offrent une chronique de la vie quotidienne des Espagnols en temps de crises et décryptent, le plus souvent avec toutes les couleurs de « l’arc-en-ciel des humours » , les mœurs, les comportements et les préjugés. Certains textes portent la marque du contexte andalou (particularités linguistiques, contexte économique spécifique), présent ou passé (avec des figures comme les frères Antonio et Manuel Machado), d’autres ouvrent des fenêtres sur le monde en guerre et en crise, et d’autres encore sont des farces intemporelles.

L’explosion de ces petites formes dramatiques au XXIe siècle s’explique par un mouvement général, commencé dans le dernier quart du XXe siècle, dont les caractéristiques principales sont (1) la fin des grands récits, laissant place aux microrécits et au développement de la « narraturgie », du monologue, de l’autofiction et de la métathéâtralité ; (2) la déterritorialisation du théâtre et le croisement des arts — impact en particulier des arts de la performance et des nouvelles technologies, hybridismes et hybridations de tous ordres, nouveaux espaces hors les murs du théâtre—; (3) en lien avec la création d’un « théâtre du dissensus », la pratique d’un réalisme « mineur » et « expérimental » dans la terminologie de Sarrazac  : un réalisme qui joue du détour, du pas de côté, du regard « étranger », du retournement soudain de perspective, qui « ruse par des voies indirectes et inattendues […] avec cette proie, qui est aussi son ennemi : « la " réalité " » . Un art en fin de compte propre au fabuliste ou au paraboliste dont le matériau figuratif est « le simple, le familier, le proche » (Sarrazac) , un art de la brièveté, d’une grande « puissance d’interrogation »  où la légèreté et la dimension ludique ne font que souligner le tragique de la condition humaine et le caractère absurde de beaucoup des réalités actuelles. Ce qui fait donc de la pièce brève le format idéal pour des stratégies d’alerte, de dénonciation et de résistance  dans le contexte actuel de crises multiples — économique, sociétale, sanitaire, migratoire, identitaire, écologique. Il convient d’inscrire ces pièces dans la continuité de la voie esthétique et politique ouverte dès les années 1970, en France, en Espagne et ailleurs, précisément avec les petites formes. Nous citerons ici Jacques Nichet dans sa Leçon inaugurale au Collège de France le 11 mars 2010 :

À côté du théâtre traditionnel, enfermé dans sa légitimité, sont apparues, dès les années 1970, des formes bâtardes, souvent réalisées en peu de temps et sans trop d’argent. On a vu ainsi advenir un grand nombre de propositions inhabituelles qui se singularisaient face au conformisme de productions institutionnelles. En affirmant leur originalité, ces essais ont montré d’autres façons d’inventer le théâtre : ces « petites formes » méritent d’être de mieux en mieux reconnues. 


Jacques Nichet rappelle le programme de février 1979 de l’Atelier théâtral d’Ivry d’Antoine Vitez :

Ne pas se contenter de donner de belles comédies ou de belles tragédies […] mais habiliter sur la scène le genre de l’essai ou celui de la sotie, celui du pamphlet et celui des autres petites formes en général […] mettre en scène la vie courante et le grotesque politique contemporain. 


C’est bien ce que proposent les pièces courtes de cette anthologie.

Rafael Alberti, pendant la guerre civile espagnole, lançait son Manifiesto en favor del « teatro de urgencia » et réclamait des « petites pièces rapides, intenses — dramatiques, satiriques, didactiques — qui, en vingt minutes à peine, puissent produire sur les planches un effet fulminant » . Les auteurs du Nuevo Teatro, dans le contexte de l’autocratie franquiste, proposaient à leur tour un « théâtre bref d’agitation », « de guerrilla », même s’ils ont aussi produit des textes débordants, susceptibles de longs développements et prévus pour une durée de plusieurs heures, voire d’une journée complète, avec « pique-nique » inclus, sur le modèle d’une « journée de Nô ». C’est bien un « théâtre d’urgence » que pratiquent à leur tour les « romeroesteos » avec leurs pièces courtes, voire extra-courtes en forme de pièces-coups de poing, de « […] fragments sur la cruauté grotesque de l’histoire contemporaine » , véritable « art guerrier » , pour une chronique du contexte actuel local et mondial où les crises, les guerres, les violences terroristes et les exodes s’enchaînent ; où les crispations identitaires et les tentations xénophobes et fascisantes sont bien présentes. Rappelons que c’est en Andalousie que le parti d’extrême droite, néo-franquiste, Vox, créé en 2013, a obtenu ses premiers succès électoraux en 2018, et que le poids de Vox en Andalousie a affecté le monde de la culture et du théâtre dans cette communauté autonome.

Il convient enfin de resituer cette pratique du format court dans le contexte économique, professionnel et institutionnel difficile du théâtre espagnol actuel. La plupart des auteurs écrivent principalement pour un théâtre de peu de moyens, qui exige une économie de costumes et de scénographies, peu d’acteurs, des petites formes, le format du monologue étant souvent privilégié. Un théâtre qui puisse s’adapter à toutes sortes de lieux, mais surtout aux espaces où il a une chance d’être joué : les petites salles alternatives ou universitaires, les cafés-théâtres, parfois les halls des grands théâtres, les espaces extérieurs ou des espaces non théâtraux (pratique du site specific) ou dans des festivals et concours, pour une unique représentation ou des mises en lecture ; un théâtre représenté par des petites compagnies ou des coopératives auxquelles appartiennent souvent les auteurs, eux-mêmes formés en général aux différents métiers du théâtre, comme c’est le cas de la plupart des auteurs de la Génération Romero Esteo. Diana I. Luque, dramaturge, rappelle aussi le recours fréquent des auteurs et compagnies à « une forme de micromécénat à travers les plateformes de crowfunding » .

Ces petites formes (pour un ou deux acteurs) se sont multipliées en Espagne, les pièces les plus courtes prenant, selon le contexte, la période et les auteurs, les noms très significatifs de «teatro tetra brik», «microteatro»  (pièces de 15 minutes, pour 15 spectateurs dans un espace de 15 m2), «Teatro para minutos» (recueil de textes brefs de Juan Mayorga, 2001), ou «textículos», terme créé par Sanchis Sinisterra (2010) sur le modèle des « dramaticules » de Beckett et des « dramuscules » de Thomas Bernhard, ou encore «Teatro mínimo». Ce dernier est le nom que prit le programme d’écriture et de publication de textes courts de jeunes dramaturges en formation lancé par l’École Supérieure d’Art Dramatique (RESAD) de Madrid en 2005. Ce terme fut repris en 2012 à Séville pour un programme du même type . «Teatro mínimo» est défini comme « la recherche de l’unité minimale dotée de signification scénique » .

Le programme de représentations de «Teatro Mínimo» de Séville réunit 43 auteurs, des acteurs et des metteurs en scène engagés pour explorer, à travers des pièces courtes, le contexte socio-économique et politique de l’Espagne frappée de plein fouet par la crise économique de 2008 et agitée par le mouvement des Indignés (2011), et réagir au contexte théâtral affecté par cette crise globale. « Teatro Mínimo », pour reprendre les mots de Javier Berger — l’un des auteurs de cette anthologie —, fut en quelque sorte « un acte de guerrilla théâtrale en réponse au démantèlement du modèle théâtral […] Suppression de salles, réduction des aides et fermeture de compagnies. «Teatro Mínimo» fut pour certains professionnels un refuge, un gymnase, un laboratoire » . La publication des textes à partir de 2015 put se faire grâce à la Consejería de Cultura de la Junta de Andalucía, à travers le Centro de Documentación de la Artes escénicas de Andalucía (CDAEA). Les éditions de recueils de textes brefs se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui. L’impulsion de ce programme est venue sans nul doute, comme le signale Antonio César Morón , d’Alfonso Zurro, auteur, metteur en scène, directeur et fondateur en 1979 de la compagnie La Jácara (Séville). Il était alors à la direction de l’École Supérieure d’Art Dramatique (ESAD) de Séville. Lui-même a particulièrement pratiqué l’écriture brève et revisité la tradition espagnole du Teatro menor. Il écrit, en 2006, le prologue du recueil 60 obras de 1 minuto de 60 autores dramáticos andaluces publié à Séville par la Junta de Andalucía. Il ne fait pas davantage de doute que cette promotion des petites formes dramatiques en Andalousie n’a pu que marquer de son sceau les orientations dramaturgiques des auteurs et autrices de la Génération Romero Esteo.

L’explosion du format bref est à considérer par ailleurs en lien avec la multiplication des ateliers d’écriture et la publication au sein des Écoles Supérieures d’Art Dramatique — RESAD de Madrid et les ESAD dans les autres communautés autonomes — de volumes de textes brefs écrits par les élèves en formation. Beaucoup des auteurs et autrices actuels sont issus de ces institutions. Ce qui n’est cependant pas le cas de la majorité des auteurs dans cette anthologie, même s’ils ont pu suivre ponctuellement quelques-uns des ateliers proposés par ces centres et animés par des figures emblématiques comme Sarah Kane par exemple. Citons cependant J. García Guzmán et Sergio Rubio diplômés de la ESAD de Malaga, David Montero ou encore Antonio Raposo, diplômés de la ESAD de Séville. Beaucoup, par contre, enseignent actuellement dans ces institutions.

Peut-être encore faut-il tenir compte de la poussée exponentielle de la littérature dramatique d’enfance et de jeunesse . Plusieurs des auteurs de ce volume pratiquent aussi ce genre, par exemple Gracia Morales qui a été lauréate en 2011 du XIIe Prix de la SGAE de littérature d’enfance et de jeunesse pour sa pièce De aventuras ; ou Miguel Palacios auteur, entre autres, de Los grandes enigmas del Universo según la pepona Marillena, pièce pour enfants de 2010, et de Anamakanda et Cheshire, deux « pièces pour bébés » représentées en 2014 à Malaga, respectivement par les compagnies Teatro Línea 6 et Teatro de los Orígenes Laboratorio ; Antonio Morales Montoro a fait plusieurs incursions dans ce genre avec Un mar de cuento (2000), une invitation à lire des contes, dont le point de départ est la Grammaire de la Fantaisie de Gianni Rodari, et El gol de Samir, publié dans le recueil de textes dramatiques ¿Hacemos teatro? destiné aux jeunes de 13 à 18 ans, à visée didactique, pour les initier et les intéresser au théâtre.

L’anthologie que nous proposons ici s’inscrit dans cette tendance éditoriale actuelle en Espagne de publications de petites formes théâtrales à caractère collectif, thématique ou générationnel, parmi lesquelles citons, à titre d’exemple, les trois volumes collectifs et thématiques sur la question des migrants et des déplacements de population, publiés en Andalousie : Los mares de Caronte: siete calas dramáticas sobre migraciones, édité par Concha Fernández Soto et Francisco Checa y Olmos, Sillas en la frontera: Mujer, teatro y migraciones, anthologie de textes écrits par vingt femmes sur des femmes migrantes , édité par Concha Fernández Soto, et les huit textes de Destierro rassemblés par les éditions Atopía (Séville, 2020). Citons aussi les volumes publiés par la Junta de Andalucía (Séville), Teatro breve andaluz (2005) ou encore Teatro para una crisis (2020) qui regroupe 83 textes ne dépassant pas 500 mots et écrits dans le contexte du confinement imposé par la Covid. On doit à Ana María Díaz Marcos une anthologie de quinze textes dramatiques d’autrices actuelles : Escenarios de crisis : Dramaturgas españolas en el nuevo milenio, publiée par une maison d’édition sévillane Ediciones Benilde. Dans le reste de l’Espagne, les publications de recueil de textes dramatiques brefs se sont tout autant multipliées : par exemple, les séries El tamaño no importa. Textos breves de aquí y ahora et Maratón de Monólogos, de l’Association des Auteurs de Théâtre (Madrid, ATT) ou encore les volumes consacrés au « Teatro breve » par les éditions Cátedra et Castalia : Teatro breve entre dos siglos, édité par Virtudes Serrano (Cátedra, 2004), ou Teatro breve actual (Castalia, 2013) et Dramaturgas del siglo XXI (Cátedra, 2014), édités par Francisco Gutiérrez Carbajo. En 2017, la revue Estreno (USA) publiait 50 voces contra el maltrato, réunissant 50 textes dramatiques espagnols sur toutes les formes de maltraitances à l’encontre des femmes, des enfants, et du collectif LGBTQIA+. Les chercheurs nord-américains Candyce Leonard et John P. Gabriele ont publié chacun des anthologies de textes dramatiques espagnols courts ; ils ont coédité Teatro de la España demócrata: los noventa. Dans le volume Teatro breve en los inicios del siglo XXI (Visor, 2011), actes d’un congrès organisé par la UNED (Madrid) sous la direction de José Romera Castillo, plusieurs auteurs et autrices de différentes générations et orientations esthétiques s’expriment sur leur pratique du format dramatique court : José Luis Alonso de Santos, Antonia Bueno, Jesús Campos, José Ramón Fernández, José Moreno Arenas, Jerónimo López Mozo, Eduardo Quiles — auteur et directeur de la revue Art teatral consacrée à ce genre —, ou encore Gustavo Montés qui évoque, en parlant de ses pièces brèves, de la «poética del teatro " hurgente "»  (« la poétique du théâtre " hurgent " »).

Le développement de ces petites formes espagnoles a débuté dès les années quatre-vingt et s’est accéléré dans les années 2000. José Sanchis Sinisterra a proposé des recueils et des spectacles-montages de pièces brèves : par exemple, Pervertimento y otros gestos para nada (1988) et ses 15 petits textes ludiques où il explore toutes les possibilités du monologue, les cinquante pièces de Teatro menor (2008)  ou encore Textículos (2010). Le volume thématique Por mis muertos (éd. La Jácara, Séville, 1996) réunissait des textes courts de Sergi Belbel, Ernesto Caballero, Pepe Ortega et Alfonso Zurro. Ce dernier publiait en 2014 Cien viajes en ascensor rassemblant, en 228 pages, cent textes et un épilogue (éd. La Jacara, Séville). Le recueil collectif Ecos y silencios (2000), composé de textes dramatiques illustrant les photographies de l’exposition «Éxodos» de Sebastiao Salgado, a été pensé pour un parcours dramaturgique muséistique. Citons encore des recueils thématiques comme Once voces contra la barbarie del 11M (2006) ou Restos, respectivement sur les attentats terroristes de Madrid du 11 mars 2004 et sur « les restes », les excédents alimentaires de l’Occident ou encore les restes humains des fosses communes de la guerre civile espagnole et de tant d’autres guerres fratricides actuelles.

Le recueil de textes dramatiques andalous que nous proposons s’inscrit dans cet esprit et répond à une pratique par ailleurs généralisée aussi en France pour les spectacles, mais, nous semble-t-il, dans une moindre mesure dans le domaine éditorial. Nous pouvons citer cependant la collection de recueils thématiques — La famille, Les monstres, L’argent, La fidélité — publiés par la Comédie Française en collaboration avec l’Avant-scène théâtre : Les petites formes de la Comédie française ; ou encore les volumes Théâtre en court destinés aux adolescents et publiés à partir de 2005 par les Éditions théâtrales, collection « Théâtrales jeunesse ».

Dans cette anthologie nous avons agencé les textes en combinant deux logiques, la logique du montage et la logique thématique, afin de favoriser la confrontation, la complémentarité ou le contraste des textes traitant des mêmes questions sociétales, éthiques ou politiques sous des angles et éclairages différents et dans des esthétiques, formes et langages dramaturgiques variés. Nous avons voulu restituer par cet assemblage de textes hétérogènes, mais unis par leur « réalisme mineur » et leur objectif de dénonciation, la dimension nomadique, hybride et rhapsodique — au sens que lui donne Jean-Pierre Sarrazac —, de beaucoup des recueils du même type publiés en Andalousie :

Pulsion vers l’hétérogène, vers l’assemblage d’éléments disparates qui concerne aussi bien les grands modes d’expression tels que le dramatique, l’épique, le lyrique, l’argumentatif que la combinaison du comique, du tragique, du pathétique. Ou encore que l’inclusion de l’oralité dans l’écriture. 


Ces textes sont à lire dans la dynamique de cet assemblage, mais surtout, pour reprendre un commentaire de Juan Mayorga à propos de son recueil de pièces brèves Teatro para minutos (2001), chacun de ces textes « demande à être lu non comme une ébauche ou une esquisse d’un texte à venir plus ample, et encore moins comme les restes d’un texte long qui n’aurait pas abouti, mais bien comme une œuvre achevée à part entière. » 


ISBN : 978-2-490091-81-2

24€

 
 
 

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