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Lèvres bleu ciel

Dernière mise à jour : 10 avr.

Coralie Akiyama

Collection Fiction

Roman

A paraitre 1er avril 2025


Extrait :


Paroles de Jupes

Il y était, à Tokyo. J’y suis, se dit Clément. Arrivé à l’aéroport de Narita avec Solène, une autre étudiante en échange universitaire, la magie avait tardé un peu. Passée par erreur devant la file des gens qui attendaient, Solène s’était fait rappeler à l’ordre dans un murmure collectif et hostile. Docilement revenue au bout de queue, elle s’était assise sur la moquette et s’était mise à pleurer, avant d’être prise en charge par une personne de la sécurité dans une pièce à part. Quant à lui, se voyant confisquer plusieurs kilos de saucisson et fromage conservés dans un emballage sous vide pour limiter les odeurs, il avait insulté les douaniers et failli se voir refuser l'entrée sur le territoire nippon.

Les portes automatiques s’étaient finalement ouvertes sur une sensation de calme. Un étudiant japonais de l’Université de Seishû, Noboru, les avait accueillis à la sortie et aidés dans les premiers moments de leur installation. Il était grand, athlétique, vêtu d’un large T-shirt blanc à l’étoffe épaisse et sans pli. À côté de lui, Clément paraissait négligé, mal lavé et fébrile. Assis, la silhouette avachie, les épaules rondes comme un vieux. Et il ne pouvait s’empêcher de parler à tort et à travers.

— Pourquoi avoir choisi le Japon ? demanda Noboru, curieux

— Moi, c’est le cinéma. J’adore les films d’Ozu, de Kitano, Kurosawa. Le film « Harakiri » aussi. J’ai lu un livre sur les codes d’honneur du samouraï avant de venir, ça me fascine. Solène, elle, est complètement fan d’un groupe de J-Pop. Elle veut à tout prix les voir en concert sur place.

— Oui, dit Solène. Ils dansent bien, je les trouve beaux. J’aime le visage des hommes japonais, il est unique. D’une façon générale, quand je vois des hommes occidentaux et asiatiques dans une même pièce, c’est toujours les Asiatiques que je regarde.

Noboru ne fit pas de commentaire. Non content d’avoir de l’allure, il économisait ses mots, écoutait et observait sans bruit. Solène le comprendrait par la suite : il ne répondait jamais aux compliments. Il était par ailleurs vain de combler les blancs à tout prix : en général on évitait de parler dans le métro japonais, ou bien on parlait à voix basse. Pareil dans la salle commune, la « computer room ».

Le campus était immense, fatigant à sillonner. Si les bâtiments espacés et allées larges recélaient quelques cachettes, les rondes régulières des gardiens réduisaient à néant les velléités de s'y dissimuler. Situé en bordure du campus, le bâtiment de la « Résidence internationale » ressemblait à n’importe quelle résidence du quartier. La façade était faite de carreaux beiges, gris foncé et gris clair, bordés d’une couleur taupe au plus fort de l’excentricité. La surface évoquait vaguement une piscine municipale. Un bain vertical, sans eau ni nageurs, au fond si délavé que le bleu ne se voyait plus.

— D’où vient cette manie de carreler les façades ? C’est pas esthétique du tout !

— C’est vrai qu’on dirait une piscine, concéda Solène.

— L’entretien est sans doute plus facile ainsi, avança Clément, avant de ressasser jusqu’à épuisement de son interlocutrice toutes les causes possibles de cette faute de goût.

— Vous avez beaucoup de chance, dit Noboru, la résidence est toute neuve ! Les travaux ont été achevés l’an dernier.

Clément n’avait pas d’opinion là-dessus. Il ne voyait pas de différence flagrante entre les résidences considérées comme luxueuses et les appartements plus proches du type HLM. Et le charme ? Les bâtiments du quartier manquaient de charme. Non qu’il s’attendît à des façades haussmanniennes, mais il lui en fallait plus pour le faire rêver. Pour le reste, oui, tout était superbement propre et sobre, jusqu’aux lettres métalliques de l’inscription en anglais « Maison Internationale de l’Université de Seishû ».

La porte d’entrée s’ouvrait automatiquement, le parc à vélo et les alentours étaient équipés de caméras de surveillance. Le bâtiment était bordé d’arbustes aussi impersonnels que la façade. Une végétation fonctionnelle, coupée rectangulaire, moins faite pour être contemplée que pour atteindre le quota minimal de verdure requis. La verdure faisait écran entre la rue et les baies vitrées du rez-de-chaussée. Les terrasses remplissaient leur fonction de terrasse, sans plus. Des panneaux de plastique rigide et opaque les délimitaient. Exiguës, elles étaient équipées d’une volumineuse barre métallique permettant d’étendre le linge et d’une unité externe de climatiseur qui prenait toute la place. Elles ne semblaient exister que pour pouvoir affirmer « les chambres sont équipées de terrasses ». Assez pour y mettre une chaise mais pas assez pour y allonger ses jambes et se détendre.

— Je vais faire un tour au réfectoire, dit Noboru. Si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas à venir me chercher. Je suis tout près.


Dans le taxi qui les conduisait jusqu’à la résidence, il leur avait demandé « Vous êtes fatigués ? » en japonais. Les deux étudiants français l’avaient regardé avec de gros yeux. Puis ils s’étaient dévisagés, intrigués et perdus, en se disant mais qu’est-ce qu’il nous raconte ?

Les deux sont nuls en japonais, avait pensé Noboru. S’ils ne comprennent pas le mot « fatigué », c’est qu’ils sont incapables de parler. Impossible de tenir une conversation avec eux…

Clément prétendait avoir appris les deux alphabets. En réalité, c’était à peine s’il savait lire quelques syllabes… On s’écriait « qu’est-ce que tu es doué ! » avec emphase à chaque mot qu’il balbutiait, mais il sentait bien qu’il était nul. Même chose pour Solène. Les semaines qui suivirent, elle tenta maladroitement des questions en japonais et s’agaça à chaque fois qu’on lui répondait en anglais. Comment pourrait-elle progresser en japonais si on lui répondait systématiquement en anglais ? Il n’y avait que des Canadiens et des Américains autour d’eux, en cours et dans la résidence réservée aux étudiants étrangers. Les rares étudiants japonais n’étaient là que pour pratiquer leur anglais et les encadrer (les surveiller ?). Y compris Noboru, dont le français était quasi parfait. Ce qu’elle voulait, c’était vivre avec les Japonais. Sinon, ça ne servait à rien !

— Ne tords pas ton ticket comme ça, lui dit Noboru dans le train. Il faut le rendre en sortant.

— Je m’entraîne pour les origamis. Aujourd’hui j’ai fait une grue, dit Solène en sortant une grue de son sac.

— Tu es très douée ! s’écria Noboru.

« Et voilà, il recommence avec ses compliments alors qu’il pense le contraire », lui chuchota Clément. Solène rangea la grue et déplia son ticket, résignée. Autour d’elle, elle sentait que les gens la dévisageaient sans la regarder directement. D’où venait-elle ? Elle ne collait pas à l’image que l’on se faisait de la Française. Tantôt italienne, tantôt fille de l’Est, en la contemplant on s’y perdait. Elle avait un regard langoureux et détaché qui touchait au cœur les personnes sensibles à la « mélancolie ». Son léger embonpoint évoquait les peintures de la Renaissance et ses cheveux d’un bleu futuriste se conjuguaient étrangement avec sa frange rétro. On en restait au mur de sa frange, à ses yeux bleus sous la frange et au je-ne-sais-quoi de fragile qu’elle distillait. On venait de lui expliquer qu’il était impossible de résider dans le bâtiment des étudiantes japonaises. La raison invoquée : la salle de bains était commune et elles risquaient d’être un peu « intimidées » en présence d’une étrangère. Elle devrait rester dans la « International House » toute l’année scolaire.

— Ce n’est pas grave, la consola Noboru.

— Tu sais, en premier choix je voulais aller à Kyoto, dans la grande université de Doshisha. Là encore, on m’avait dit que c’était impossible. Et tu sais pourquoi ? C’est parce qu’une fois, une étudiante française a eu le mal du pays et a décidé d’interrompre sa scolarité pour rentrer plus tôt. Suite à ça, le directeur a pensé que les femmes étrangères étaient « faibles mentalement » et a signifié sa préférence pour les hommes. C’est pour ça que je suis là. Sinon, je serais allée à Kyoto ! Je trouve ça stupide, de généraliser comme ça… C’est vrai que j’ai pleuré à l’aéroport comme une larve en arrivant, mais ça, c’était à cause de la fatigue, du décalage horaire et tout. Ça ne veut pas dire que je suis faible.

— Tokyo, c’est très bien aussi, dit Noboru. En tout cas, moi je suis content que tu sois là.

Solène sourit, elle aussi était contente d’être là.


Le soir, elle se laissa offrir un verre par un homme du nom de Kôtarô. Il l’emmena en taxi dans un quartier dont elle ne chercha pas à retenir le nom, trop occupée à avoir envie de lui. Dans un restaurant de poisson, il goba une bouchée blanche, mélange de riz et de bouillie gluante appelée « tororo » qui glua à l’intérieur de son rire, et avança vers elle un « ananas de mer ». Ça allait bien avec le saké. Il lui raconta plein de choses dont elle n’avait que faire, lui apprit plein de mots qu’elle ne retint pas. L’essentiel était là : il fut le premier Japonais avec qui elle baisa.

Elle découvrit un corps étonnamment beau, contrastant avec son visage plutôt commun. La peau du pénis était blanche, un blanc que le noir de ses poils raides rendait éclatant. Le même contraste se retrouvait au niveau de sa nuque et ses cheveux parfaitement coupés en une ligne pure. En plus d’être beau, il fit en sorte qu’elle se sente belle. Il avait — elle le sut plus tard en discutant avec lui — l’habitude des femmes étrangères.

— Je ne le reverrai pas mais je crois qu’on peut dire que c’était mon meilleur amant, confia-t-elle à Clément.

— Si tu crois qu’on peut le dire, alors c’est certainement vrai. Quand tu dis « le meilleur »… Mieux que tes ex-Français ?

— Oui.

— Il paraît que le fait de se taper une fille occidentale se dit « chevaucher un cheval blanc ». C’est vrai, Noboru ?

Noboru sourit. En quelques jours, il était devenu l’ami indispensable. Il savait tout, les guidait partout, les aidant comme on aide des enfants empotés. Clément, lui, souriait en permanence, même quand il n’y avait pas de raison particulière de sourire. Le ticket de métro, il le jetait par mégarde au lieu de le conserver. Des pensées joyeuses ou moqueuses occupaient sa tête. Libre, il se sentait enfin libre. Il avait fallu aller très loin pour se sentir libre. Au plus proche de l’étrangeté, il y était. J’y suis. Cette liberté qu’il inspirait par bouffées était euphorisante. Les voix enregistrées dans le métro dictaient des consignes qu’il ne comprenait pas et auxquelles il n’avait par conséquent pas à se plier. Il se laissait bercer par une douce voix féminine, si douce que même les injonctions sonnaient comme des conseils.

— Comment on dit le mot « strapontin » en japonais ? demanda Solène à Noboru, couvrant la voix.

Noboru le lui dit. Elle le nota sur son carnet.

— Pourquoi tu veux connaître ce mot ? demanda Clément d’un ton mielleux.

— Je ne sais pas. Comme ça.

— Tu penses le caser dans une conversation ? Du genre « Excusez-moi monsieur, pourriez-vous vous décaler afin que je puisse m’asseoir sur le strapontin » ?

— Pourquoi pas… Il faut bien commencer par quelque chose.

— Il y a des mots plus utiles que ça. à mon avis ça ne sert à rien. Mieux vaut commencer par le commencement.

— Et c’est quoi, le « commencement » ?

Solène mémorisa le strapontin, déterminée à aimer tous les mots de la langue japonaise.

— L’amour des mots, tu comprends ?

Clément ne comprit pas. Il arbora son petit sourire ironique habituel. Noboru hocha silencieusement la tête. À chaque fois qu’un débat se profilait, il se retranchait derrière un silence circonspect.

— Euh, oui, sans doute…

— Mais toi, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Solène, agressive, espérant une troisième voix pour trancher.

— Peut-être, balbutia Noboru. Oui, probablement… tous les mots méritent d’être aimés.

Son aversion pour le conflit et sa peur de faire de la peine à Solène lui faisait toujours opter pour l’opinion en demi-teinte, celle qui le rendait totalement transparent. Je vois. Il ne pense rien se dit Solène. Elle fut déçue, se sentit seule. Elle s’assit sur le strapontin. Le strapontin était très flatté qu’une étudiante étrangère ait retenu son nom. Il en était tout émoustillé. Il s’efforça d’être le plus confortable possible à ses jolies fesses, deux moelleuses masses volumineuses comparées à celles des Japonaises.

Tous les trois ne parlèrent plus jusqu’à la gare suivante. Le seul fait d’être à Tokyo donnait à Clément l’impression d’avoir réalisé un rêve. Autour d’eux, des passagers du train faisaient semblant de dormir ou bien dormaient vraiment. Ils revenaient du grand carrefour bondé de Shibuya, avec ses écrans géants lumineux. Clément avait longtemps rêvé d’y être, entouré d’écrans massifs, à l’endroit de la statue du chien qui servait de point de rendez-vous… Un chien mythique dont il avait oublié le nom… Hachiko, le chien légendaire s’appelait « Hachiko ». L’histoire lui revint : le chien de la race Akita avait attendu fidèlement son maître et professeur d’université pendant 10 ans après sa mort, jusqu’à sa propre mort. Une belle histoire, non ? Bref, il y était, à Tokyo, aux aguets, conquérant comme un pionnier. Peu importe s’il n’accomplissait rien de spécial, puisqu’il y était.

— Noboru, comme « Noboru » ? demanda-t-il abruptement.

Noboru sursauta. Décidément, les étrangers étaient imprévisibles. Ce point lui plaisait : avec eux, il était sûr de ne pas s’ennuyer. Ils étaient amusants. Fatigants aussi. Clément parlait fort, riait fort et s’extasiait devant chaque chose. Si Solène était plus calme, son look détonnait : ses cheveux teints en bleu ne passaient pas inaperçus. Elle avait osé un rouge à lèvres bleu. Un « bleu à lèvres »… Les deux se rendaient-ils compte que tout le monde les regardait ? Noboru espérait qu’ils ne se rendent pas compte qu’il avait honte d’eux.

— Comment ça ? répondit Noboru.

— Noboru… qui veut dire « escalader », c’est ça ? C’est le sens de ton prénom ? Comme escalader une montagne ? demanda Clément, excité comme un enfant.

— Oui, on peut dire ça.

— Moi, Clément ça veut dire Clément. C’est un adjectif. Enfin… Ah… J’adore la yamanote ! dit-il en s’étirant. C’est pratique, une ligne de métro qui fait des ronds. On peut s’endormir dedans et y rester sans problème, puisqu’il revient au point de départ.

— Oui, c’est bien en été pour profiter de la climatisation, dit calmement Noboru.

— La climatisation, ça se dit « Air-Kon ».

— Air-kon !

— Moi j’ai la clim chez moi, dans ma chambre. Et toi Solène, t’as l’air con ?

— C’est toi qui es con !

Ils rirent à gorges déployées. Leurs corps s’affaissaient sur leurs sièges. Autour d’eux, tout le monde les regardait sans en avoir l’air. Ils ne s’en soucièrent pas et continuèrent à glousser comme deux gamins, en répétant « air con ». Noboru fit mine de ne pas les connaître. Il se raidit, se recroquevilla, compressant sa présence déjà minimaliste. Figé par la honte, il ne leur répondait qu’à la manière d’un ventriloque, sans bouger les lèvres. La gêne qu’il éprouvait était si drôle… Solène en pleura de rire. Elle essuya ses larmes avec ses cheveux bleus.

— Est-ce que tu connais par cœur toutes les gares de la yamanote ? demanda Clément à Noboru, son sérieux retrouvé.

— Quel intérêt de les apprendre par cœur ? intervint Solène.

— Comme ça… dit Clément. Moi j’aimerais bien les connaître toutes. Comme ça, j’impressionnerai les filles. ça ferait un sujet de conversation. « Tu connais toutes les gares de la yamanote » ? Ça interpelle, cette question ! Je suis sûre que personne ne les connaît.

— Il y a mieux pour draguer, non ?

— Je suis sûr que c’est efficace.

— « Efficace »… pff…

Clément prit en photo les jolies filles d’en face. Son objectif secret était de saisir l’âme de Tokyo. Il montra à Solène la photo d’une rue près de la résidence : une allée des plus banales dans un quartier sans rien de spécial, mais qui prise en noir et blanc avec ses halos pendus aux réverbères, ses pavés blafards, son immobilité et son désert donnait quelque chose de puissamment fantomatico-poétique.

— Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore, dit Clément en citant Chris Marker. J’adore ce cinéaste. C’est son film Sans Soleil qui m’a donné envie de venir au Japon.

— Ta photo est vraiment très belle.

— Il aimait la fragilité de ces instants suspendus. Ces souvenirs qui n’avaient servi à rien. Qu’à laisser, justement, des souvenirs, dit Clément, toujours en récitant mot pour mot un commentaire du film Sans Soleil.

Le cliché ne comportait aucun élément typiquement tokyoïte. L’allée était banale, arpentée mille fois, bordée d’arbres qui n’étaient même pas des cerisiers. Elle exprimait pourtant plus que n’importe quelle autre endroit la poésie de la capitale. Solène commença à apprécier Mukogaoka-Yuen à partir de cette photo.

— Mukoga… quoi ? Comment tu dis ? demanda Clément

La petite gare aussi faisait partie de son rêve, au même titre que Shibuya.

— Mukogaoka-Yuen, répéta Solène.

— Ah oui, c’est ça ! Mukogaoka-Yuen. Il faut que je l’écrive quelque part, sinon je ne le retiendrai pas. C’est quand même l’endroit où on habite. On dirait que tout a été pensé ici pour perdre les gens.

Les adresses aussi étaient complexes au Japon, lui avait-on expliqué, avec des numéros mais peu ou pas de noms de rue. L’étudiant français aimait ces embûches. Le pays avait la pudeur d’une femme qui ne se laisse pas séduire facilement. Farouche, inaccessible, il lui semblait à chaque instant qu’elle obstruait son accès d'obstacles pour éprouver sa persévérance. Les plus beaux rêves se méritent, se dit Clément, galvanisé par l’épreuve.

— Tu as remarqué ? demanda Clément

— Quoi ?

— Personne ne veut s’asseoir à côté de moi dans le métro.

— N’importe quoi… Ne sois pas parano !

— Si, si, je t’assure ! J’ai remarqué ça tout à l’heure dans la yamanote aussi. Les gens s’assoient d’abord partout ailleurs. Ils ne s’assoient à côté de moi qu’en dernier recours, quand ils n’ont pas d’autre choix. Seulement quand c’est la dernière place de libre.

— Tu leur fais peur, c’est peut-être pour ça… Tu es grand, tu as des poils, un peu de ventre… Ca fait peur. Avec moi ça va.

— C’est parce que t'es « kawaii ».

— C’est vrai, tu me trouves mignonne ?

— Oui. Hein, Noboru, que Solène est « kawaii » ? Tu vois, il est d’accord !

On ne vit pas le sourire de Solène, masqué en ce début de nuit. Aucune ville n’était plus balisée que Tokyo, et pourtant elle et Clément s’y sentaient aventuriers. La petite lanterne rouge du poste de police, le chemin qui s’étiolait en bord de voie ferrée, les maisons aux étroites fenêtres qui ne laissaient rien voir de l’intérieur… Cela aussi faisait partie du rêve. De même que les légumes minuscules dans les supermarchés, si minuscules qu’ils ressemblaient à une dînette. Des rayons entiers d’ingrédients gris, roses ou blancs dont ils n’avaient aucune idée du goût ou de la texture. Tout faisait partie du rêve. Les jupes plissées des lycéennes qui s’arrêtaient au-dessus du genou aussi. Rien n’était plus sexy que les jambes des collégiennes, quand elles relevaient leurs jupes pour imiter les lycéennes. Clément prit cette habitude au fil des semaines, celle de regarder les jupes. Les jupes ou les jambes. Ce qu’il préférait, c’étaient les longues chaussettes noires, celles qui s’arrêtaient à la cuisse. Rien n’égalait les chaussettes noires. Ce qui était excitant, c’était la zone entre le haut de la chaussette et le bas de la jupe. Cette exacte portion de cuisse.

— J’adore les jupes, lança Clément, rêveur, à la fin du mois de septembre.

— Les jupes ?

Solène n’écoutait pas. Elle s’appliquait à écrire un message en japonais. à mesure qu’elle progressait, la jungle des caractères s’éclaircissait. La langue japonaise était étonnamment compacte. En une ligne, on pouvait exprimer ce qui nécessitait trois lignes en français. Il y avait de quoi être émerveillé devant une telle densité.

— Les jupes… t’as vu ces jupes ? lança Clément à Noboru, puisque Solène était ailleurs. On en voit partout dans le métro, quand elles marchent entre filles, comme ça, dans la rue, avec leurs longues chaussettes…

Noboru hocha la tête avec lenteur. Il changea de sujet, Clément y revint.

— Les jupes… tu parles des uniformes ? demanda Noboru.

— Oui, bien sûr ! Les jupes ! s’écria Clément, fiévreux.

Clément se demanda si Noboru avait bien saisi ses propos. Il semblait complètement indifférent. Il n’a pas compris ce que j’ai dit, se dit Clément. C’est parce que je m’exprime mal. ça fait plusieurs semaines que je suis là et je ne sais pas parler japonais. Si je maîtrisais la langue, il aurait compris ce que je voulais dire. On pourrait être plus proches. Être vraiment amis… La chambre de Solène était tapissée de caractères japonais. Elle affichait en priorité ceux qu’elle peinait à retenir. Elle lui avait conseillé de faire la même chose et trouver ses propres moyens mnémotechniques pour les mémoriser, mais il craignait d’avoir trop de choses dans la tête. Plus de deux mille cent quarante et un caractères officiels en tout, s’il les retenait, ça risquait de chasser des pans entiers de sa mémoire.

— C’est beau, tu ne trouves pas ? insista-t-il devant une nouvelle paire de cuisses bien charpentées. Quand elles passent à vélo, que la jupe vole un peu et découvre les jambes…

Clément alluma une cigarette. On lui expliqua qu’il était interdit de fumer en marchant dans la rue. Des espaces étaient réservés à cette fin. Manger en marchant dans la rue n’était pas explicitement interdit, mais ça ne se faisait pas. Mieux valait éviter.

— Est-ce que les Français aiment parler de ça ? demanda Noboru après un long silence.

— De quoi ?

— Des filles, de la drague ?

— Je ne sais pas, oui ! répondit Clément.

— Ah.

Le « ah » de Noboru signifiait « Mais moi je n’aime pas en parler ». Sous l’insistance de Clément, il finit par avouer qu’il trouvait le sujet complètement inintéressant. Il ne comprenait pas pourquoi le Français attachait autant d’importance aux filles et à la séduction en général, alors que le sujet était très ennuyeux. Stupéfait par cette affirmation, Clément en perdit ses mots. Comment était-il possible de ne pas s’intéresser aux jupes, quand on aimait les femmes ?

— Tu préfères les hommes peut-être ? se risqua-t-il.

— Non plus, répondit Noboru. La séduction est un sujet qui m’ennuie, c’est tout. Comme tous les trucs de gaijin.

— C’est quoi, un « gaijin » ? J’entends tout le temps ce mot.

— Ca veut dire « étranger » en japonais.

— Est-ce que c’est positif d’être un « gaijin » ? s’inquiéta Clément, après réflexion.

— Alors là…

— Dis-moi franchement… Je veux savoir si c’est péjoratif ou pas.

Noboru lui répondit que ce n’était pas trop mal. Pas forcément positif, mais positif quand même, pas non plus un compliment… en tout cas pas péjoratif. Qu’en fait ça dépendait de la manière dont c’était dit, qui le disait, quel était le contexte. Clément ne sut pas trop quoi penser. En marchant, il remarqua les poteaux électriques penchés par les tremblements de terre, les fissures et autres imperfections qu’il trouvait belles. De tous les arbres, il ne commentait que les bambous, plus exotiques que les autres à ses yeux. Il suffisait qu’ils rencontrent un autel shinto, un renard en pierre ou une porte en bois sur leur chemin pour qu’il assène à son acolyte une série de questions sur les religions. Bouddhisme, shintoïsme… Il voulait tout savoir.

— J’en sais rien, finit par lâcher Noboru, très ennuyé.

— Mais tu crois en quoi exactement ? En la réincarnation ? T’es bouddhiste ?

— Peut-être, oui, un peu…

— Et les divinités ? Comment tu appelles ça… les « kami » ? Tu crois en une multitude de dieux, c’est ça ? Des dieux de la rivière, de la montagne, des forces mystérieuses près des gros arbres, des trucs comme ça ?

— Peut-être.

Clément appuya languissamment son regard contre la colline, amoureux d’un paysage enchanté. Il avait beau être rationnel, athée jusqu’au bout des ongles, croire qu’après la mort il n’y avait rien, qu’au bout du compte il n’y avait pas de différence entre les êtres humains et les animaux crevés, il lui semblait que le quartier était hanté par des forces mystérieuses. Il ne serait pas étonné d’y trouver quelques fantômes. La faute à l’éclairage ? L’aura glauque de cette banlieue anonyme n’était pas pour lui déplaire. Certains coins de rue évoquaient par l’agencement des escaliers ou des réverbères des films d’horreur, déclenchant en lui des peurs euphorisantes. Il n’abhorrait que le lisse, le trop lumineux, le fade. Le pas léger, le regard vif, il s’aventura dans un cul-de-sac pour y chercher des éléments religieux, tomba sur des statuettes étranges aux bavoirs rouges noués autour du cou et revint sur ses pas.

— Je reviendrai pour prendre des photos.

— Des photos de quoi ? s’étonna Noboru. Il y a rien de spécial ici…

— Au contraire, tout est photogénique ! Ce que j’aimerais, c’est prendre… le cliché parfait.

— Le quoi ?

— Une photo qui saisirait parfaitement l’âme des lieux ou des gens, l’air du temps, un moment éphémère mais révélateur. Un truc profond… Une seule photo qui résumerait tout le Japon, ou du moins l’essentiel.

— C’est possible, ça ? Tu penses vraiment que ça existe, le cliché parfait ?

— J’y crois, répondit religieusement Clément.

Ils entrèrent sans parler dans la résidence pour étudiants étrangers. Le nom « Maison Internationale de l’Université de Seishû » était décidément pompeux pour ce bâtiment neuf sans grande particularité. Clément suivit du regard une fille qui remontait la côte. Il n’avait pas encore épuisé le sujet des jupes.

— Et toi, Matthew, tu regardes les jupes des lycéennes ?

— J’adore les jupes ! répondit vivement le Canadien depuis le canapé. Tu as vu les collégiennes ? Elles relèvent leurs jupes pour les rendre aussi courtes que les lycéennes.

— Oui, elles le font toutes !

— On a envie de les soulever, d’enlever ce qu’il y a dessous et de…

Profitant de l’irruption du Canadien, Noboru regagna discrètement sa chambre. Solène resta sur le canapé. Elle tenait sur ses genoux un grand sac jaune du magasin Donki Hotte où elle avait découvert un rayon sex toys. Elle y avait acheté un costume d’écolière au col marin, déniché parmi d’autres déguisements.

— Et leurs bouches, tu as vu leurs bouches ?

— Oui, les bouches…

— Les petites bouches !

— Le problème, en fait, c’est les dents. Elles ne sont pas très alignées. T’as remarqué ? Dans le train j’ai rencontré une fille que je trouvais très belle, mais quand elle a commencé à parler j’ai vu qu’elle avait les dents complètement de travers. L’horreur ! Ici, ils disent que c’est mignon, mais moi ça me bloque.

— Moi aussi, ça me bloquerait

— T’imagine, si tu t’en rends compte au moment où elle s’approche de ta bite ?

— Ca fait débander tout de suite…

— Il ne faudrait pas sourire, c’est tout.

— Ou bien ne pas parler.

Clément et le Canadien rirent si fort que le concierge intervint pour leur demander de se disperser. Il n’était pas permis d’occuper les parties communes, passé une certaine heure.

— Ici, dit-il à Solène, c’est l’étage des garçons.

Solène opina de la tête.

— C’est l’étage des garçons, répéta le gardien.

— Oui, je sais, répondit du tac au tac Solène, sans bouger.

Le gardien resta sur place.

— En fait, il veut que tu dégages, reformula Matthew. Il essaie de te dire indirectement que l’heure réglementaire est passée et que tu dois regagner l’étage des filles.

— Ah, d’accord !

Solène prit ses affaires et regagna l’étage des filles.

— Le gardien est un voyeur, dit Clément à voix basse.

— Noguchi-san ?

— Oui. Quand je suis avec une fille, il fait le tour de la résidence et nous observe depuis le balcon. Il fait semblant de faire du jardinage. Une fois, il est resté longtemps derrière la porte. On entendait son souffle. Il a fait exprès de tambouriner à la porte, pour m’interrompre. Je ne sais jamais s’il va me laisser tranquille. Ca dépend de son humeur. Il sait que des filles restent dormir la nuit. Dans le meilleur des cas il ne dit rien.

— Ca doit lui faire envie.

— Oui, c’est ça ! C’est pour ça qu’il me laisse enfreindre le règlement. Au fond il m’aime bien. Moi aussi je l’aime bien, ce pervers.

Ce fut octobre. L’humeur de Noguchi-san se dégrada, pas tant à cause des typhons qui faisaient tomber les vélos du parking comme des dominos et l’obligeaient à tout remettre en place que de Clément. Voir l’étudiant arriver avec une fille différente à chaque fois l’exaspérait. Ce défilé le renvoyait à ses jeunes années, quand il était encore assez sûr de lui pour draguer. Il était même plutôt séduisant à l’époque.

— Il faut écrire le nom des visiteurs à l’entrée, lui rappela-t-il, l’obligeant à revenir sur ses pas.

Clément ne respectait rien. Les Français ne respectaient rien. L’étudiant fit demi-tour, l’air décontracté.

— Comment tu t’appelles ? demanda Clément à la fille pendue à son bras.

— Tsutsui Takako, répondit-elle.

— C’est joli « Tsutsui ». Ca se chuchote… « Tsutsu… » Comme quand on appelle quelqu’un… « tssss… » On dirait le gazouillement d’un moineau…

— Merci.

Elle rougit. Clément lui fit remarquer qu’elle rougissait, elle rougit de plus belle. Il trouva qu’elle rougissait exactement comme dans les dessins animés. Pendant toute son enfance, il avait été bercé par les dessins animés japonais. Dragon Ball Z, Olive et Tom, Juliette je t’aime, Nicky Larson

— Laisse, dit Clément en étendant le bras pour qu’elle passe devant, je vais remplir la fiche pour toi.

Il prit la feuille. A l’endroit du « nom du visiteur », il nota « Déesse du soleil Amaterasu », et dans la colonne motif, il écrivit « baiser ». Puis il caressa du dos de la main ses cheveux colorés en brun légèrement roux. Sa jupe courte dévoilait une cuisse sensuelle et sonore. Clément pianota ce morceau de chair qui se réfractait sous ses doigts.

— L’heure estimée de fin de visite, vous avez oublié de l’inscrire, fit remarquer le gardien.

Clément afficha un sourire simplet et soumis. Cette manie qu’avait le concierge de fliquer les gens comme s’ils étaient de dangereux terroristes… Pff… Son année à Tokyo ne faisait que commencer et il pressentait qu’il aurait du mal à s’y faire. Prévoir la fin d’un moment romantique : rien de tel pour casser le romantisme ! Le sexe aussi, ça ne se prévoyait pas. Il inscrivit l’heure la plus tardive autorisée et posa le stylo relié au formulaire par une cordelette.

— Tenez, répondit-il en s’efforçant d’être aimable, songeant que ce vieux désœuvré avait le pouvoir de tambouriner à sa porte, de gâcher un bon moment d’intimité et de l’obliger à revenir à la case départ du travail de drague, alpha et oméga de toute chose.

— Merci.

Le gardien récupéra la feuille. Il savait que Clément faisait passer les filles par la terrasse au petit matin, à travers le petit jardin. Il avait bien essayé quelques fois de frapper à sa porte, constatant que les visiteurs ne respectaient pas l’heure réglementaire de sortie. Il l’avait même rappelé à l’ordre, le menaçant d’une punition s’il ne respectait pas l’interdiction d’accueillir des personnes extérieures pour la nuit. Puis il avait renoncé.

— C’était bien ? demanda Matthew, une fois Takako partie.

Il était rare de voir le Canadien dans la cuisine commune. Elle était la plupart du temps occupée par les Japonais de l’étage. On les voyait souvent couper des légumes avec des gros couteaux qui martelaient la planche à couper.

— Non, elle bougeait pas au lit.

— ... (Rire compatissant du Canadien).

— Comme… comment ils disent ici ? Ah oui, comme un thon. Parce que le thon congelé est complètement statique. J’avais l’impression qu’elle n’aimait pas ça. Je t’assure ! Elle avait vraiment l’apparence d’un thon congelé.

— T’es un mauvais coup peut-être ?

— Ecoute, elle avait une grosse culotte de grand-mère, avec des fleurs. Et une chatte pas épilée. En plus, elle couinait. Je sais pas comment on dit ça en anglais, « couiner ».

— (Nouveau rire du Canadien, suivi d’un « Oh My God »).

— Je te jure, elle aimait pas ça. J’avais presque l’impression de la violer… alors j’ai arrêté. C’était vraiment gênant. Moi-même j’avais plus très envie.

— Elle s’appelait comment ?

— Takako, mais peu importe. Je vais pas la revoir.

Clément quitta la cuisine. Il n’y mettait jamais les pieds. Il ne savait faire que des quiches lorraines. Et encore… seulement avec une pâte feuilletée achetée toute faite. Un peu plus tard, il sortit de la résidence.

— Où tu vas ?

— Je vais à Nakano. Devant la gare, il y a le « Nakano Broadway ». J’y vais pour chercher des poupées. Ne me regarde pas comme ça, il y a rien de sexuel cette fois ! Ce sont des poupées très réalistes que tu peux modeler comme tu le souhaites. Tu fais ta propre créature ! Les yeux se choisissent séparément, comme les autres parties du corps. Leurs visages sur les étagères ont l’air de te regarder. J’y vais pour elles. Et pour me perdre dans les allées.

— J’y vais pour me perdre, répéta Matthew.

Matthew, lui, s’y retrouvait. Il n’avait jamais été aussi content d’être là. Il discuta un peu avec Kyoko, une amie de Noboru. Elle lui demanda si ce n’était pas trop difficile de vivre au Japon loin de sa famille, il répondit « oui ». Ca faisait la quatrième fois qu’on lui posait la question dans la même journée. Chaque mensonge décuplait sa reconnaissance à l’égard du Japon : 1. Le Japon l’éloignait de sa famille maudite. 2. Le Japon lui donnait une bonne excuse d’être triste. Jusqu’à présent il avait souffert de la proximité avec les cas sociaux de sa famille qui lui pourrissaient la vie, désormais il serait « triste à cause de l’éloignement avec les êtres aimés ». Ca ne changeait pas le niveau de tristesse, mais cette raison-là allégeait la salive, égayait le palais et lustrait les dents au moment du sourire.


ISBN : 978-2-493992-03-1

18€


 
 
 

1 comentario


maudomats
19 mar

Un début de lecture très prometteur ...

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