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Luntz, un dramaturge éphémère...

Parler de Lev Luntz c’est parler théâtre, Frères Sérapion et révolution. Le plus jeune des écrivains russes, de ceux qui ont réussi à influencer la littérature et la dramaturgie russes, est mort en 1924, à l’âge de 23 ans.


Le destin littéraire de ce jeune homme fut tragique : toujours soutenu et considéré en haute estime par Maxime Gorki, dont la parole « de protection » soufflée à l’oreille de tel ou tel haut fonctionnaire soviétique suffisait à préserver de la censure et d’ostracisme certains écrivains quelque peu « réactionnaires », Luntz fut écarté de l’histoire de la littérature russe. étiqueté, en 1946, comme « apologète d’un apolitisme pourri, de la petite-bourgeoisie et de la vulgarité » , il fut rayé de la liste des « bons écrivains ». Ses œuvres ne furent plus rééditées jusqu’à la chute du régime soviétique.

En effet, Luntz fut l’un des organisateurs du groupe littéraire « les Frères Sérapion » , composé d’écrivains hétérogènes unis par « le manifeste » de Luntz explicité dans deux articles : « Pourquoi nous sommes les Frères Sérapion » et « À l’Ouest ! ». « Nous avons pris le nom des Frères Sérapion, parce que nous ne voulons pas la contrainte et l’ennui, nous ne voulons pas que tout le monde écrive de la même façon… En février 1921, pendant la période de grandes règlementations, enregistrement et ordre de caserne, où tous ont reçu la même loi de fer, ennuyeuse, nous avons décidé de nous réunir sans loi et sans président, sans élections et sans vote… Nous pensons que la littérature russe de nos jours est extrêmement conventionnelle, austère et monotone… Nous nous sommes réunis lors des journées révolutionnaires, lors du puissant mouvement politique… « Vous êtes avec les communistes ou contre les communistes ? Pour la révolution ou contre la révolution ? »... Nous sommes avec le frère Sérapion… Nous n’écrivons pas pour la propagande. L’art est réel, tout comme la vie est réelle. Et tout comme la vie, il n’a ni objectif, ni sens : il existe, car il ne peut pas ne pas exister… Nous ne sommes pas des camarades, mais — Frères ! » Et, dans son article « À l’Ouest », Luntz critique les écrivains du « peuple », les traitant de « créatures laides… originales mais ennuyeuses ». Et rajoute : « Nous avons dit : nous allons prendre l’Ouest en exemple » …


Lev est né le 2 mai 1901 à Saint-Pétersbourg. Son père, Natan, était pharmacien, diplômé de l’Université de Tartu. Sa mère, Anna, pianiste-accompagnatrice. Son goût pour la littérature s’affirme tôt : à 18 ans, il est étudiant de la faculté historico-philologique de l’Université de Petrograd où, en un an, il valide les examens de trois ans. En même temps, il suit les cours à l’Institut pédagogique et participe activement au travail collectif de l’Atelier « La littérature mondiale » animé par Evguéni Zamiatine et Korneï Tchoukovski ; il le poursuit ensuite chez Victor Chklovski. Cet Atelier, fondé en 1919, créé à l’initiative de Nikolaï Goumilev, a quatre sections : Goumilev pilote la poésie, Zamiatine la prose, la traduction littéraire est dirigée par Mikhaïl Lozinski, la théorie de la littérature par Chklovski. Tchoukovski s’occupe de la critique littéraire, section qui ne dure pas longtemps.

Ces noms disent beaucoup aux amateurs de la littérature russe : Goumilev, mari d’Anna Akhmatova, un des plus grands poètes du « siècle d’argent » russe ; Zamiatine dont Nous autres n’est pas moins connu que les dystopies de George Orwell ; Lozinski est l’un des fondateurs de l’école soviétique de traduction poétique ; Chklovski, fondateur du groupe des formalistes russes OPOYAZ (Roman Jakobson, éminent linguiste, en faisait partie) ; Tchoukovski est un grand traducteur, théoricien et écrivain pour enfants. Il faut se souvenir de ces personnalités littéraires russes pour comprendre quel était l’entourage du tout jeune Luntz : le temps presse, il ne lui reste que cinq ans de travail, d’amitié et d’écriture.

Le fils de Korneï Tchoukovski, Nikolaï, se souvenait que Luntz s’était tout de suite distingué dans l’Atelier : il commence à écrire et à publier en cette même année, 1919.

« Liova  Luntz était un châtain aux cheveux frisés, de taille moyenne, aux yeux gris clairs. Il avait un caractère admirable, toujours bienveillant, modeste, appliqué, sérieux et amusé. Je l’adorais et il me fascinait. Il était de deux ans mon aîné, mais ne me prenait pas de haut, il ne blessait jamais l’orgueil de l’adolescent que j’étais, qui s’était trouvé en compagnie de personnes adultes. Il avait un trait de caractère qui me frappait, ainsi que tous ceux qui nous entouraient : il était torrentueux. C’était un homme d’un énorme tempérament, et avec des réactions immédiates. Son discours était torrentueux, parce que ses pensées l’étaient, et le locuteur peinait à le suivre. Quand il parlait, il bougeait constamment, il gesticulait, sautait d’une chaise à une autre. C’était un esprit actif qui ne tolérait ni mollesse ni tranquillité. »  C’est ce portrait, sans doute, qui décrit aussi bien Luntz que son œuvre : en cinq ans, il écrit plusieurs nouvelles, pièces de théâtre, scénarios, revues de presses et articles à caractère littéraire.


Ses récits influencèrent la prose soviétique des années 1920-1930. Ainsi, son tableau épique de Dans le désert (« V poustynje »), de 1921, trouve son écho chez Isaak Babel, dans sa Cavalerie rouge, et les personnages de La Patrie (« Rodina »), de 1922, qui errent entre le Petrograd  perturbé par la révolution russe et la Babylone du Ve siècle av. J.-C. font penser à la composition du roman de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite.

Toutefois, Luntz lui-même se considérait dramaturge . Il débute avec une très forte idée de l’interaction entre l’action sur la scène et les spectateurs dans la salle (dans sa pièce, Les singes arrivent !, le public est censé monter sur scène à la fin du spectacle). Il est surtout intéressé par des problèmes de son temps, en opposant le pouvoir et l’individu, la foule et l’homme. Luntz, ainsi, mise sur le dynamisme de l’action, sur le tempo rapide. Il tend vers de nouvelles formes synthétiques, comme une tragédie dramatique (Les singes arrivent !) ou une dystopie dramatique (La ville de la Vérité).

Le dynamisme que propose Luntz rejette la tradition théâtrale du discours dialogique et monologique : il la remplace par des répliques expressives qui se suivent avec une grande rapidité, ce qui souligne le côté moderne, révolutionnaire, les changements qui bousculent son pays.


Sa toute première pièce de théâtre Hors la loi (« Vne zakona ») fut fortement appréciée par Luigi Pirandello.

L’action de cette pièce se déroule dans la vieille Espagne, Luntz y parle de la révolution et de la transformation du peuple, justement indigné, en une foule bestiale. Le plus curieux, sans doute, c’est que Luntz y décrit la voie révolutionnaire avec une lucidité mûre et objective, tandis qu’un nombre important de jeunes intellectuels de son époque est, au contraire, fasciné par le chaos révolutionnaire. Certes, l’action et le temps éloignés du moment présent ne pointaient pas la Russie révolutionnaire de 1917, mais la pièce ne put être éditée qu’en 1923, à l’étranger par Maxime Gorki dans son almanach berlinois La conversation (« Besseda »). Sa mise en scène fut alors également censurée, bien qu’ardemment soutenue par le théâtre Alexandrinski, le théâtre dramatique académique national de Russie, le plus ancien théâtre dramatique du pays.

Or, Luntz, en 1923, publie Les singes arrivent !. Qui sont ces singes qui arrivent ? Chklovski pensait qu’il s’agissait de futurs fascistes ; Benjamin Kaverine quant à lui suppose que Luntz décrit la résistance de Petrograd contre l’armée du Mouvement blanc de 1919, pendant la guerre civile russe. L’un, sans doute, n’empêche par l’autre : « Le mort ! Il est ressuscité ! Les singes arrivent ! Du calme ! Les morts ressuscitent ! Le mort, avec nous ! Le mort, avec nous ! Tous aux barricades ! Tous, tous, tous !... », crie la foule à la fin de la pièce. Oui, tous aux barricades contre la force qui fait l’union, finalement, de tous les gens, de toutes les couches sociales, et même du mort qui se lève pour faire face à la menace commune.


Un autre procédé intéressant auquel nous pouvons faire attention pendant la lecture, c’est la parole donnée aux personnages très secondaires, aux « voix » : leur discours caractérise l’esprit d’un homme ordinaire qui change rapidement ses opinions et ses valeurs en fonction d’une situation donnée. L’auteur donne ainsi la parole à plusieurs représentants de différentes couches sociales russes juste après la révolution, et le lecteur-spectateur a la possibilité de voir la réalité de façon critique  (souvenons-nous du manifeste de Luntz : « l’art est réel ») :


La voix en coulisses

L’ennemi est proche ! Il se rapproche ! Soyez sur vos gardes. Il se rapproche !


Tout le monde se tait.


Voix triomphante dans la foule

La délivrance arrive !... Votre règne est fini, buveurs de sang !... La délivrance est proche !


Il faut encore évoquer un autre principe qui intéresse particulièrement Luntz : celui du montage, propre à l’art cinématographique. En effet, ce principe change la composition scénique habituelle, à savoir les trois dimensions. Dans Les singes arrivent !, le décor s’écroule ou change pendant l’action, le spectateur assiste à une rapidité quasi cinématographique du mouvement.


On voit que Luntz s’affirme très tôt, se positionne de façon imperturbable dans la tradition et contre la tradition russe, mais il manque de temps. Son état de santé se dégrade rapidement, et l’année 1923 devient la première année où les Frères Sérapion se réunissent sans lui : il passe cette dernière année de sa vie dans des sanatoriums où il écrit La ville de la Vérité.


Le dimanche 11 mai 1924, le journal berlinois de l’émigration russe « Roul’ » publie sa nécrologie : il sera enterré le jour suivant au cimetière juif de Hambourg.


Une chose est sûre : sans Luntz, la littérature russo-soviétique des années 1920-1930 est incomplète et appauvrie.

Que serait devenu Luntz s’il avait vécu une longue et fructueuse vie ? Aurait-il été un écrivain russe en exil ? Aurait-il rejoint la cohorte d’écrivains soviétiques officiels ? Se serait-il reconverti en metteur en scène ? Il restera à jamais un jeune homme de 23 ans, ce jeune homme « torrentueux » qui avait proposé tant de nouvelles choses à la dramaturgie russe.

Valentina Chepiga

Valentina Chepiga est professeur de russe au département d’études slaves à l’Université de Strasbourg. Elle est également chercheur associé « Axe Linguistique, équipe Multilinguisme, Traduction, Création » à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes.

Sa collaboration avec Vibration éditions a donné naissance à de nombreuses traductions inédites : Attila de Zamiatine, Sévérianine. Poésies choisies et Un Nuage en pantalon en collaboration avec Elena Bagno.



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