La contribution de Vladimir Maïakovski à l’innovation poétique de la littérature russe est considérable. Son œuvre demeure indispensable à la culture russe. Sa personnalité ne laisse aucun lecteur indifférent. Fervent promoteur de l’expérimentation langagière, auteur de slogans pleins d’entrain, amoureux transi et amant énergique, Maïakovski reste la figure emblématique de la poésie en Russie et ailleurs.
Né le 19 juillet 1883, dans la famille d’un garde forestier russe, il a deux sœurs, Luda et Olia. Le poète les mentionnera dans son Nuage en pantalon, paru en 1915 (« Dites à Luda et Olga, ses sœurs… »). Vladimir Vladimirovitch Maïakovski passe son enfance et son adolescence en Géorgie, à Baghdati, dans la vallée de Tskhenistsqali, fleuve montagnard au nord du pays, puis à Koutaïssi, où il poursuit sa scolarité. Sa maison natale au village, qui portait le nom de Maïakovski de 1940 à 1990, est devenue musée. En 1906, année qui suit la première révolution russe, sa famille déménage à Moscou après la mort de son père.
Dans le chapitre « Mauvaises habitudes » de son autobiographie Moi-même, il raconte que ses parents lui faisaient apprendre des poèmes par cœur. Il découvre alors chez lui une certaine aversion pour les procédés de la poésie classique. « Plus tard, j’ai appris que c’était de la poéticité, et je me suis mis à la détester discrètement. » Adolescent, il lit avidement la presse russe et les poèmes révolutionnaires que sa sœur lui rapporte de Moscou. « Discours, journaux. De partout, notions et mots inconnus. Je demande des explications à moi-même. » Ainsi, le socialisme surgit dans sa vie.
À Moscou, sa famille peine à arrondir les fins de mois. Pour s’en sortir, sa mère sous-loue des chambres à des étudiants pauvres et engagés qui instruisent l'adolescent de l’actualité politique et lui prêtent des livres philosophiques, scientifiques et politiques. Assez vite, Volodia Maïakovski se fait une place dans les cercles révolutionnaires.
Très jeune encore, il se fait arrêter trois fois et passe même plusieurs mois au cachot. En prison, il découvre la poésie moderne et, plus précisément, les textes des poètes symbolistes Andreï Belyï et Constantin Balmont. Or, leur nouveauté lui est étrangère, car elle n’est que formelle. Le futur poète a soif de radicalement nouveau. Après quelques tentatives de création poétique dont il n’est pas satisfait, en 1911, Maïakovski, qui veut devenir artiste, entre à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture. Il reviendra à l’écriture après avoir noué des liens d’amitié avec David Bourliouk, peintre et poète, qui l’encourage à poursuivre ses expérimentations poétiques et qui lui présente les artistes et auteurs du mouvement cubo-futuriste. Dimitri Bykov, auteur d’une biographie récente de Maïakovski, compare Bourliouk à un producteur de talents et, tout en lui reconnaissant ses talents poétiques, lui attribue le mérite d’avoir forgé le premier succès commercial de Maïakovski .
Inspirés du Manifeste des peintres futuristes du poète italien Filippo Tommaso Marinetti (1909), les futuristes russes veulent échapper à toute influence pour recouvrer leur pleine liberté créatrice. Leur projet est radical : ne plus écrire en continuité avec la littérature classique russe, inventer un langage nouveau nécessaire à l’époque contemporaine où tout se transforme. La démarche philosophique innovante des futuristes, fascinés par le progrès technologique, passe ainsi par la rupture. Il en est de même pour leurs recherches artistique et poétique et pour leurs pratiques d’interaction avec le public. Dans Une gifle au goût public, manifeste signé en 1912 par D. Bourliouk, V. Khlebnikov, A. Kroutchonykh et V. Maïakovski, les futuristes du groupe Hylaea annoncent une nouvelle écriture poétique, celle qui relève d’une subjectivité collective et qui cherche à « jeter Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, etc. par-dessus bord du bateau à vapeur de la Modernité ».
Les futuristes russes sont matérialistes dans le sens où ils envisagent les mots comme leur matériel de travail. Mais des mots, chacun d’entre eux en fait ce qu’il considère indispensable pour la poursuite de sa démarche poétique. Bourliouk, Khlebnikov, Kroutchonykh, Kamenskiï, par exemple, poussent leur expérimentation jusqu’à la création d’étranges textes sonores — zaum — qui n’ont ni grammaire ni sémantique : allitérations, onomatopées, monotonie. On les écoute sans vraiment comprendre, alors que cette expérience sensible fait découvrir à l’auditeur l’universalité de la parole, ce qui lui confie une dimension presque ritualiste.
Tout en restant fidèle au manifeste des futuristes russes, Maïakovski prend une direction différente. Il tend vers le mot ordinaire qu’il libère de conventions, de sensibilité lyrique et d’étroitesse de l’usage petit-bourgeois, vers les slogans de la rue. Sa poésie est un laboratoire où il expérimente le renouvellement du langage poétique de la littérature russe. L’innovation passe par la critique de l’esthétique : la beauté et la finesse des vers sont à bannir afin de rendre évidente la force brute des mots. Maïakovski cherche de nouvelles formes et manières d’expression poétique. Des mots improbables s’inventent, « simples comme le beuglement » . Dans Un nuage en pantalon, chaque mot « fait nouveaunaître l’âme ». La force du discours poétique engendre de puissantes images presque cosmologiques où l’ordinaire rencontre l’éternité :
L’Univers dort,
son énorme oreille
sur sa patte empucée d’étoiles.
Dans cet univers du langage nouveau, le lecteur francophone se sentira sans doute dépaysé. L’écriture poétique de Maïakovski refuse la continuité à laquelle nous a habitués la langue française. La nouveauté se fait par la rupture — par celle de la syntaxe, aussi : on parle des « vers en escalier » du poète. L’espace de la page nous montre des éléments discontinus qui forment des phrases saccadées. De cette manière, une tension poétique se crée, le texte ne nous lâche pas, on doit lire jusqu’au dernier mot.
Un nuage en pantalon est un texte clinquant, gueulard. C’est une tétralogie, poème quaternaire dont chacune des parties crie une crise ontologique. Le poème déclare l’urgence d’un monde nouveau, mais il serait difficile de dire aujourd’hui que c’est un poème révolutionnaire. Et c’est surtout un poème d’amour adressé à une femme. Or, ce n’est pas Lili Brik, sa muse « officielle », qui en est le personnage principal. Il s’agit de Maria Denissova, une artiste au destin tragique, dont Maïakovski était amoureux à une époque de sa vie. En lisant le poème, nous devinons que Maria est la Marie de la Bible, mais nous nous demandons laquelle : la Vierge Marie ou Marie Madeleine ? Les deux, nous semble-t-il. Si elles incarnent la Femme, ce féminin est à la fois sacré et profane. Quant à Maïakovski, qui se compare dans le prologue à un « nuage en pantalon », il devient un treizième apôtre apocryphe :
peut-être ne suis-je rien d’autre
que d’un évangile plus qu’ordinaire
le treizième apôtre.
Il est curieux de voir comment le texte du poète de la révolution s’investit de la métaphysique tout en y renonçant en apparence. Dieu, Darwin, marxisme, ambition créatrice, théomachie et élan amoureux y coexistent :
Dieu Tout-Puissant, tu as inventé une paire de mains,
tu as fait en sorte que
chacun ait une face,
pourquoi tu ne nous as pas inventés
pour que, sans peines, sans tourments,
on s’embrasse, on s’embrasse, on s’embrasse ? !
En 1918, Alexandre Blok publiera Douze, dans lequel lui-même ne pourra plus se passer des motifs bibliques et christiques pour parler de la révolution russe de 1917. Maïakovski, qui évoque Christ dans Un nuage en pantalon, n’anticipe-t-il pas ce bouleversement historique ? Ne prédit-il pas l’échec des idéaux révolutionnaires ? Lui, nietzschéen, qui attend son monde nouveau et l’arrivée du « nouveau Zarathoustra », il ne croit plus au monde des « hommes ternes comme des draps d’hôpital » et des « femmes rebattues comme un proverbe ». Or, son cœur ardent et sa parole enflammée ne sont-ils pas condamnés à être intempestifs ? Où aller ?, qui aimer ?, comment faire en sorte que l’univers entende son appel, celui d’un poète maudit dont la force et l’ampleur restent sans accomplissement ?
Le poème n’annonce-t-il pas la fin tragique de son créateur ?
Et quand le nombre de mes années
aura achevé son ère –
des millions de gouttes de sang joncheront l’allée
vers la maison de mon père.
Les meilleurs poètes sont innovateurs et visionnaires, capables de sentir avec leurs tripes et de dire l’historicité du moment, de faire entendre une polyphonie de voix à travers leur écriture. Ils vivent leurs vies ordinaires tout en les inscrivant, grâce à la force du discours poétique, dans le cours de l’histoire. Ainsi, le subjectif rejoint le collectif. Le poème dépasse la vie du poète, se déploie à l’échelle universelle, se rend lisible : l’homme de la rue peut le comprendre tout comme le savant universitaire.
Quant à la traduction, elle permet d’accéder à la démarche poétique : les barrières linguistiques ne sont qu’illusoires, aucun poème n’est intraduisible. La présente traduction du poème, faite par deux traductrices bilingues, est décidément moderne, fidèle au langage poétique et au contexte historique. La traduction du titre en témoigne : Elena Bagno et Valentina Chepiga choisissent l’article indéfini. Un nuage en pantalon est un choix juste. Ce titre est inscrit dans la discursivité de l’œuvre. C’est comme si le poète (ou le sujet du poème) — amer, moqueur, ironique et doux à la fois — voulait nous dire : «Я как какое-то облако в штанах.» Cela nous donne justement un « Je suis comme un nuage en pantalon », où l’article indéfini dans le titre fait en sorte que l’on puisse se rendre compte de son appartenance au langage ordinaire. De cette manière, le travail critique qui s’opère à l’intérieur du poème est d’emblée mis en évidence. Cette modernité de la traduction, nous en avions besoin pour rappeler aux lecteurs et lectrices français l’effort critique de la poésie de Vladimir Maïakovski, celui de faire du radicalement nouveau à partir du langage ordinaire. Et nous aussi, dans notre vie ordinaire, nous avons tellement soif de nouveauté !
Elena Truuts
Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en langue et littérature françaises sur le théâtre de Nathalie Sarraute en France (Université de Paris VIII), Elena Truuts s’installe à Saint-Pétersbourg où elle enseigne la langue française aux étudiants russes et les sciences humaines aux étudiants francophones. Elle est également poète francophone et traductrice. Ses textes sont publiés dans des revues poétiques françaises. Elle a fait paraître un recueil de poèmes en prose bilingue en assocciation avec des artistes photographes du monde entier ainsi que des vidéos poétiques pour son projet : Proses contre-proses. Une année de poèmes.
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