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Un anti-héros pour un autre temps

Cette grande chaîne dédoublée, le Grand et le Petit Caucase, ce massif qui partage mers et continents, ce titan, le mot n’est pas trop fort, occupe le roman comme un être vivant. Le soulèvement tectonique semble achevé, mais les hommes sont encore sous son emprise et le prolongent avec une rare intensité. Les affrontements incessants mais aussi le commerce jamais interrompu sont portés, amplifiés par une vibration que l’auteur évoque dès ses premières lignes et même invoque de son propre aveu, comme pour accéder à une sorte d’ivresse tellurique perpétuée. Voyageurs et montures, chariots et troupeaux, régiments et hordes vont et viennent, se croisent, s’affrontent ou s’écrasent, dans une sorte de rite imposé par cette mythique Passe de Darial, à travers laquelle Alexandre rejoignit le rude pays des Alains, futurs envahisseurs de l’Europe. Au pied de cette immense porte, un siècle n’est qu’une grande journée, tout passage est un geste d’hommage au Caucase, sans savoir s’il sera propitiatoire ou fatal.

Aussi rassemblés qu’une oasis, enfouis ou perchés, divers bourgs et villages offrent une mesure moins sévère pour la vie des hommes, qui peut s’épanouir sous l’autorité du gouverneur : élégance des cavaliers, culte des savoirs, croisement des métiers mais aussi éclosion de l’amour. Et de même que les hauteurs font de la passe une épreuve, la rébellion des vallées perdues vient porter la réplique à l’harmonie des ruelles bourdonnantes.

Le destin du jeune officier, sans nom d’abord, finalement livré dans l’appel désespéré de sa bien aimée, est une errance fascinée et frémissante. Son âme toujours blessée par la mort précoce de sa mère. Il ne peut se contenter de la routine de la garnison, même aux avant-postes, et tout bascule dans un drame sans issue.

Il m’a paru nécessaire de préparer ainsi le lecteur à un roman très prenant : l’officier novice de Jean d’Albis, imprégné de littérature romantique, chevauche quelques décennies plus tard sur les traces brillantes de Griboiedov (1794-1828), Pouchkine ( 1799-1837), et surtout Lermontov (1814-1841), lui-même lieutenant, mort en duel comme Petchorine, le héros de son propre roman d’inspiration caucasienne, « Un héros de notre temps », l’un des premiers phares de la littérature russe.

Entretemps, une génération a passé, après la consolidation des forteresses, la mise en place des fortins et la construction de la célèbre Route militaire géorgienne qui a consacré l’annexion de la Géorgie dans son entier puis de l’Arménie au sud du Grand Caucase. Un grand drame maintenant oublié vient de commencer, celui de la déportation en 1864 des Circasssiens ou Tcherkesses, encore appelés Adyguéens, implantés depuis toujours sur le versant nord de la chaîne et repoussés par centaines de milliers vers les côtes de la Mer Noire, puis embarqués dans des conditions sinistres vers l’Empire ottoman. Aujourd’hui encore, dans tout l’Orient, on évoque la vaillance des Tcherkesses ou la beauté des Circassiennes, et l’on trouve encore dans les grandes villes turques des associations qui cultivent la mémoire de la langue et des chants adyguéens.

Mais le sursaut d’un peuple fier et la puissante montagne n’ont pas encore permis cet effacement cruel. Tombé en embuscade et fait prisonnier, notre jeune officier se rallie aux rebelles dans un renversement complexe : compassion pour une communauté vouée à la disparition par un régime étouffant, amour ardent pour la très belle mais discrète Elka, et plus profondément encore, me semble-t-il, élan existentiel, fusionnel même, vers la montagne mythique. à distance de la steppe nourricière, il a renoué avec la terre, et le ciel, et tous les éléments, dans un abandon total.

C’est le moment de souligner la puissance des évocations de la nature, très fortes dans l’œuvre naissante de Jean d’Albis, car elles ordonnaient déjà son premier roman, « Les quatre saisons du fleuve Amour ». Nature certes très différente de ce côté de l’Eurasie, et pourtant tout autant agissante dans le présent récit.

Le reflux de la résistance circassienne devant le rouleau compresseur russe s’est prolongé tout le long du Caucase, et l’on peut évoquer d’autres exemples jusqu’à aujourd’hui. à vrai dire, le jeune officier du roman est déjà loin du « héros » byronien, exalté et provocateur de Lermontov, que l’on a pu qualifier de nietzschéen avant l’heure et qui annonce Dostoïevski. Jouant son va-tout, notre ardent novice accorde la victoire morale aux Tcherkesses et par avance à tous les rebelles et résistants qui suivront leur chemin au nom d’un honneur plus haut que celui de l’ordre militaire, disqualifié par la violence impérialiste. Il annonce les tourments du dernier siècle et du nôtre, et l’on peut le rapprocher des personnages de « Pour qui sonne le glas » d’Hemingway ou encore de « L’Espoir » de Malraux.

Quittant les hauteurs, les survivants empruntent la passe de Darial, pour se réfugier dans le sud. Mais notre Alexis, toujours à la recherche de lui-même, enfant de la steppe, puis fringant lieutenant, puis déserteur amoureux, puis infirmier par nécessité, bascule encore et revient à Vladikavkaz comme un fils prodigue de ses élans. Il se résigne à faire face à la cour martiale puis au bagne lointain, si lointain qu’au terme de cette douloureuse initiation, le destin tracera enfin le vrai chemin, celui de sa vraie terre, bien à lui.

Pierre Morel,

ancien ambassadeur de France à Moscou.

Avant-propos de La Passe de Darial de Jean d'Albis. 


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