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Lermontov, un héros romantique

Tué lors d’un duel en 1841, il n’a pas 27 ans, Michael Lermontov est considéré avec Pouchkine comme le plus grand poète de langue russe du XIXe siècle. Au cours de sa brève existence, Lermontov a laissé une œuvre riche et variée qui porte à la fois la trace du puissant mouvement littéraire du romantisme dont il fut le héraut, mais aussi de l’histoire politique tumultueuse qui a suivi la révolte décembriste de 1825 et de la répression de l’intelligentsia libérale qui s’en est suivie. Le poème dédié à Pouchkine, à la suite de son décès, a valu à Lermontov d’être arrêté et envoyé dans le Caucase, sur le front.


L’œuvre de Lermontov se nourrit ainsi des différents courants du romantisme tout en révélant les contradictions et dilemmes d’un fils de petite noblesse. Orphelin à trois ans, il sera élevé par sa grand-mère, riche aristocrate, qui lui assurera une éducation brillante et son introduction dans le monde des jeunes aristocrates libéraux et des officiers de l’armée. Cette œuvre s’inscrit dans un contexte de réaction et de répression succédant à l’échec des Décembristes, en 1825, et met en exergue l’effondrement des illusions et des espoirs portés par l’intelligentsia aristocratique à vocation modernisatrice. Elle est, en même temps, imprégnée d’une tension qui porte la philosophie du romantisme : d’un côté, un individualisme radical, la recherche de valeurs absolues déconnectées des pesanteurs et de la médiocrité de la société telle qu’elle existe et, de l’autre côté, un mouvement qui redécouvre la culture et la sagesse populaires en puisant dans les contes, récits et mythes populaires, sources d’inspiration créatrice inouïes.


Son exil et cet éloignement du monde des salons littéraires que représente Saint-Pétersbourg n’ont eu que peu d’effet sur la réception de la poésie de Lermontov qui a conservé une profonde influence sur ses contemporains. Le critique Pypine soulignait le caractère social du travail de Lermontov qui « devinait les aspirations du temps et leur donnait une expression poétique ». Sur la thématique de l’individualisme romantique qui préfigure le « surhomme » de Friedrich Nietzsche, le poète, à la recherche d’un absolu, est doté d’une « nature exceptionnelle » : c’est un homme au-dessus des aléas de la vie qui éprouve et exprime en vers et en prose l’unicité de sa personnalité, ce qui formule en creux une critique de l’ordre politique et social existant.


Des divers phénomènes de la réalité, Lermontov sélectionne et transforme artistiquement seulement ceux qui sont capables d’incarner l’exclusivité et l’esprit rebelle du héros, la hauteur ou la force de ses aspirations, ce qui peut être interprété comme une manière de garder un espoir avant-gardiste dans un contexte social et politique répressif. Cette approche, très présente dans la première période de création de Lermontov, explique pourquoi, en comparaison de Pouchkine, le contexte social, culturel et historique est peu explicité alors qu’elle évoque en filigrane la célébration de l’individu, extraordinaire et libéré des pesanteurs des conventions et règles d’une société sclérosée.

Pour comprendre cette célébration de l’individu romantique extraordinaire, il est nécessaire de rappeler le pessimisme des milieux intellectuels progressistes confrontés à des contradictions d’intérêts et dilemmes qui leur paraissent comme tragiquement insolubles ; entre l’ordre conservateur et le risque d’un désordre et le chaos ; entre le désir de liberté et la peur de l’imprévisible. L’intelligentsia de l’époque s’interroge sur la conscience de l’homme comme un terrain de lutte incessante entre le bien et le mal ; sur les objectifs politiques et l’intégrité spirituelle et morale de la société russe.


La personnalité romantique apparaît dans l’œuvre de la première période de Lermontov comme un être doté d’une liberté absolue, un pur esprit totalement détaché de son contexte socio-historique, non soumis aux lois humaines et aux normes morales habituellement acceptées. Comme le « Surhomme » nietzschéen, il ne doit obéissance qu’à sa propre volonté érigée en valeur suprême et transcendante. Si le maximalisme romantique de Lermontov tourne le dos aux contingences de la vie sociale de son époque, il s’agit en même temps d’une réaction à un contexte qui est hostile à l’intelligentsia d’avant-garde. Il exprime la recherche d’un salut dans la construction d’idéaux abstraits et poétiques. Il s’agit d’imaginer une vie en dehors des conventions, toute compromission mènerait à une existence qui équivaudrait à un « mauvais tour, si absurde et si vide » (p. 75). Le poète se stylise comme un être dont le seul but digne d’être vécu est un duel du héros élu avec une force hostile titanesque, une confrontation héroïque, une confrontation de valeurs spirituelles, quel que soit le résultat de cette lutte. Il ne s’agit pas seulement de proclamer la supériorité absolue du héros de Lermontov sur la « foule ignorante » ou un ordre social borné et répressif, mais de proclamer que toute réalité en soi relève de l’arbitraire, ne contient rien de raisonnable : elle est hostile au droit, à la vérité officielle, à la justice institutionnelle.

Si la mentalité du héros lermontovien est caractérisée par le désir d’une solution théorique aux problèmes fondamentaux de l’être - social, philosophique et moral -, l’action, comme chez Byron, est nécessaire pour faire vivre cette idée. Le pouvoir spirituel d’une personne exclusivement romantique détermine la nature illimitée de sa volonté et sa disponibilité pour de « grandes » réalisations. Cela se traduira chez Lermontov aussi bien par la vigueur de son œuvre et par son héroïsme lors de batailles sanglantes face aux ethnies du Caucase que lors de duels dont l’un finira par l’emporter.


Poète complexe, Lermontov abandonna progressivement l’individualisme radical du Romantisme pour explorer, dans la seconde période de son travail créatif (1835-1841), l’autre grande source d’inspiration du mouvement romantique.


De plus en plus conscient de l’insolubilité de ses contradictions internes, de la position limitée et vulnérable de l’individualisme rebelle, et de son caractère abstrait, Lermontov va progressivement chercher à reconnecter son œuvre à la réalité sociale. Au cœur de sa nouvelle position, non sans ambiguïté, se trouve « la conscience de la puissance de la réalité… et en même temps le désaccord avec elle, la niant ». Le romantisme de Lermontov perd son caractère de protestation active individuelle, devient de plus en plus « défensif », voire « passif », mais rentre sans doute davantage en résonance avec la société russe en explorant des thématiques collectives : la culture et le génie du peuple comme valeurs transcendantales qui s’opposent, d’une autre manière, aux dérives de l’ordre social existant.


Lermontov thématise ainsi les valeurs spirituelles et morales de la Russie « profonde » et donne une expression poétique à ce qui fait l’unité du peuple (Borodino, Rodina, Le Chant du marchand Kalachnikov). En même temps, l’irruption du peuple et du génie collectif dans l’œuvre ne le départit pas radicalement de l’individualisme romantique, car Lermontov, dans sa nouvelle approche, attribue aux masses sans voix des caractéristiques proches de celles du héros lyrique : retenue, action, courage, volonté, l’agir plutôt que la superficialité du paraître, sens clair du devoir, capacité à souffrir (Voisin, Testament, Valerik).


Lermontov pense en catégories qui l’aident à pénétrer les couches profondes de la conscience de l’être humain. Mais en lieu et place d’un héros théorique et éthéré, il revient désormais au peuple d’être le porteur des vertus : il devient le garant des espoirs déçus de l’intelligentsia avant-gardiste. C’est au poète de révéler et de donner corps à l’esprit du peuple, un peuple dont la sagesse est masquée, ignorée par les élites. Comme l’a remarqué Belinski, ce transfert permit à Lermontov de maintenir l’espoir du héros lyrique (Le Chant du marchand Kalachnikov) qui devient l’incarnation plus concrète de la force invincible de l’esprit d’un peuple face à un ordre social et politique répressif.


D’une certaine manière, les deux périodes artistiques de Lermontov reflètent les contradictions de l’intelligentsia, tiraillée entre une émancipation par le haut, dirigée par une élite éclairée, et une émancipation qui ne pourra venir que du bas, par le peuple.


Ces tensions composent le noeud des articles critiques de Belinski, qui définit Lermontov comme la figure centrale de la poésie de la période postérieure à Pouchkine.


Belinski a soulevé la question de la connexion entre l’inspiration de Lermontov et le contexte socio-culturel de la Russie de son époque. C’est l’introspection et la réflexion du rapport entre les intellectuels et le peuple qui a eu une profonde influence sur l’œuvre de Lermontov et qui a joué un rôle important dans la réception et l’interprétation ultérieure de son héritage littéraire.


Maria Baliassova

Maria Baliassova est responsable, à la bibliothèque de l’Université de Strasbourg des fonds scandinave, néerlandais et de dialectologie alsacienne. Enseignante de langue et de littérature russes à l’école du consulat de la Fédération de Russie de Strasbourg.


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