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Photo du rédacteurMona Azzam

LA VOIX DU FEU S’ENTEND

Le feu. Vorace. Rapace. Qui lèche de ses babines rougeoyantes de la robe surannée en vieux cuir des hôtes de la bibliothèque. Crépitement diffus qui habite les lieux et les enferme dans une spirale infernale. Geignements des pages qui semblent tenter de résister à l’assaut mais qui n’y parviennent pas. L’odeur noirâtre qui fume dans l’espace de la pièce et qui saisit à la gorge.


Dès les premières lueurs de l’aube, c'est l'odeur immonde de papier brûlé qui l’a tiré d’un sommeil profond. C’est à grand-peine qu’il a émergé des limbes d’un rêve dans lequel son arrière-grand-père, le griot, était venu se glisser. Comme souvent.

Titubant, ses pas l’ont mené jusqu'au salon où une vision apocalyptique l’attendait.

Ursus, hébété, retenait son souffle, inspirant et expirant de manière saccadée, se bouchant les oreilles, se refusant à entendre le crépitement grandissant provoqué par le monstre incendiaire.

Il ferma les yeux un moment, ne supportant pas de regarder passivement le spectacle hideux des livres avalés par les flammes.

Les livres, ses compagnons de toujours. Ses fidèles interlocuteurs. Son héritage le plus précieux. Tout ce qu’il possédait, réduit à néant, sous ses yeux.

Comment supporter d’assister à cette horreur ? Comment se retenir de hurler ?

Dans sa famille, ce sont des multitudes de vies consacrées aux livres, à cette bibliothèque en proie au brasier et qui avait été enrichie au fur et à mesure, au cours des années par de nombreuses générations ; de génération en génération ; de père en fils… et jusqu’à lui, Ursus, arrière-petit-fils de griot, triste contemplateur de cet incendie criminel, hélas trop avancé pour pouvoir être éteint. Ou même envisager de sauver du carnage un seul livre parmi les milliers de livres.

Ursus ouvrit les yeux malgré lui.

Trop tard. Il était trop tard pour entreprendre une quelconque action de sauvetage.

Il n’aurait pas dû s’endormir. Il n’aurait pas dû fermer l’œil de la nuit. Il aurait dû rester vigilant. Il connaissait les risques.

À présent, il était trop tard.

Ursus ouvrit les yeux. Toute sa vie, il se reprochera de ne pas avoir été capable de les protéger.

Sur la bibliothèque qui avait pris l’allure d’un squelette, en lieu des milliers de volumes, une poussière blanche, homogène. Des montagnes de cendres compactes dont la couleur gris-blanc n’était pas sans évoquer pour Ursus, la mort. Et le vide. Stérile.


À l'origine de ce crime, la Bêtise. Des hommes incultes qui, depuis qu’ils s’étaient emparés du monde agissaient en véritables dictateurs. Et comme tous les dictateurs, ils avaient imposé leurs lois abjectes. Répugnantes. Absurdes. Et dont la plus absurde, la prohibition de la culture. Et des livres.

Qui aurait pu penser un jour que l’on serait réduit à un tel état d’asservissement par la Bêtise ?

Qui aurait imaginé que la Bêtise finirait par dominer ? Qui aurait cru qu’un jour, la culture et les livres en deviendraient défendus ? Et que nul ne se révolterait ?

Personne. Personne n’aurait pu imaginer un tel scénario. Pourtant, le pire est survenu. Sans prévenir. Personne n’a vu venir. On se disait civilisés. On aimait à se satisfaire de ce que

le monde avait connu le progrès. On croyait que l’époque des autodafés était révolue. Qu’elle n’existait plus que dans les manuels d’Histoire. C’est ce que tout un chacun pensait. Jusqu’au jour où tout a basculé. Jusqu’au jour où tout a régressé. Jusqu’au jour où la Bêtise a fini par l’emporter. Et elle nous a asservis. Soumis. De la plus vile des manières.


Ursus avait pourtant espéré échapper à la vague d’anéantissement menée par ces nouveaux dictateurs. Toutes les bibliothèques aux alentours avaient été incendiées, l’une après l’autre.

Il ne restait guère plus que la sienne. La dernière des rescapées. Le dernier rempart contre la Bêtise. Et Ursus avait espéré. Jusqu’à ce matin.

Espoir vain. Espoir incendié, évanoui, asphyxié, réduit à l’état de cendres et à une spirale de fumée blanche. Blanche, triste réminiscence de la couleur des pages des livres.





Ursus eut un haut-le-cœur en songeant à ses parents, à ses grands-parents, à ses aïeux, à tous leurs efforts pour conserver des livres, à leur acharnement à préserver ce trésor dont la valeur, il le savait, était inestimable.

Il lutta contre la nausée qui se faisait de plus en plus insidieuse. Mais… s’il parvint à la dompter, les larmes, elles, il ne put les empêcher d’emplir ses yeux et de s’écouler le long de ses joues.

Ce furent bientôt des sanglots. Rien que de penser aux pans entiers de phrases broyées par les dents de cet infâme feu, il eut un rictus de douleur. Dans sa tête, les mots soufflés par l’intensité des flammes hurlaient à coups de cris stridents.

Chancelant, Ursus se laissa tomber lourdement sur le sol recouvert à présent par les cadavres poussiéreux de ceux qui étaient jadis et jusqu’à ce matin, des livres.

Il sanglotait. Il sanglotait de plus belle. La douleur le laminait tant et tant qu’il ne pouvait rien faire pour arrêter ses sanglots. À la douleur, s’ajoutait un sentiment profond de culpabilité.

Pourtant, il savait que la douleur ne le mènerait à rien. Il savait qu’elle ne ressusciterait pas les livres. Il savait qu’elle ne servirait à rien, sinon à le détruire à son tour tout comme l’incendie commandité par la Bêtise avait détruit les livres. Il savait que la culpabilité finirait par le ronger. Et l’anéantir.


Le feu s'était à présent éteint de lui-même, étouffé par la pluie de cendres de papier, de ce même papier qui l’avait nourri.

Ursus songea aux générations futures. À l’héritage dont elles seront privées. À la richesse qu’elles ne connaîtront pas. À l’ignorance qui sera la leur. À l’endoctrinement stérile dont elles seront l’objet.

Ursus songea aux générations futures. Qui ne se rebelleront pas faute d’idées pour les guider.

La Bêtise savait ce qu’elle faisait en détruisant tous les livres. Elle s’assurait une domination totale. Permanente. Et détruisait tout risque d’insurrection.


Ursus, tout en sanglotant, tenta de se relever. Ses jambes ankylosées refusèrent de lui obéir.

Il essaya de nouveau. Un craquement résonna dans le silence de la pièce. Puis un autre craquement.

Sursautant, Ursus comprit que c’était son genou gauche qui émettait ce bruit.

Puis ce furent des bruits de pas dans son dos. Bruits de pas lourds.

Et soudain, une voix quelque peu enrouée. Une voix aux intonations mélodieuses, incantatoires et qui dit :

- Souviens-toi, Ursus, qui tu es. Souviens-toi d’où tu viens. Souviens-toi. “ En Afrique, un ancien qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.”

Ta bibliothèque a brûlé. Tes anciens sont morts. Mais, n’oublie pas.

“Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire

Et dans l’ombre qui s’épaissit.

Les Morts ne sont pas sous la Terre :

Ils sont dans l’Arbre qui frémit,

Ils sont dans le Bois qui gémit,

Ils sont dans l’Eau qui coule,

Ils sont dans l’Eau qui dort,

Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :

Les Morts ne sont pas morts.”[1]

Le feu a peut-être détruit les livres. Mais… “ La voix du feu s’entend “…

Et toi, Ursus, tu es arrière-petit-fils de griot. Tu es Voix. Tu entends la voix. Les livres, c'est en toi que tu les portes pour les transmettre, un jour. Et tu les transmettras aux générations futures. Parce que tu es griot. Parce que tu es voix.

Ils ont cru pouvoir tout détruire. Ils ont détruit les livres. Mais ils ignorent que la voix d’un griot est indestructible. Et qu’elle dira ce que disent les livres.

Elle dira. Et les générations futures l’entendront. Et un jour, les livres seront écrits de nouveau.


Puis ce fut le silence. La voix s’évanouit.

Ursus se retourna. Il avait reconnu la voix de son arrière-grand-père, Ousmène le griot, le visiteur récurrent de ses rêves et qui, depuis sa plus tendre enfance, l’avait poussé à lire tous les livres. Et à les mémoriser.




Ursus regarda derrière lui. Il n’y avait personne.

Il regarda devant lui. Il n’y avait personne.

Pourtant, la voix de son arrière-grand-père, il l’avait entendue. Il en était presque sûr.

Non. Pas presque sûr ! Il en était sûr.

Pourtant, il n’y avait personne.

Et s’il l’avait rêvée ? Et si la voix d’Ousmène le griot n’avait été que le fruit de son imagination ?

Qui sait ? Et puis, qu’importe après tout ? Il lui restait sa voix. Lui, Ursus, arrière-petit-fils de griot.

Mona Azzam, La voix du feu s'entend.

Texte inédit, 2023.

[1]Souffles, Birago Diop

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