Partir et laisser le monde inchangé ?
- Vibration éditions

- 26 mai 2023
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« Partir et laisser le monde inchangé ? » : l’Attila de Zamiatine face à l’Histoire. *
« La mort de ma tragédie Attila fut ma propre tragédie : il me devient dès lors absolument évident que toute tentative de changer ma situation était vouée à l’échec, d’autant que, peu après, démarra la fameuse « affaire » de mon roman Nous autres et de L’Acajou de Pilniak » .
C’est à Staline lui-même qu’Evguéni Zamiatine adresse ces lignes, en juin 1931, pour lui demander l’autorisation de quitter l’URSS. Contrairement à nombre de ses confrères de plume, il n’avait pas fui le bolchevisme et, malgré un arrêté « d’expulsion définitive » pris par le GPU en 1922, il était parvenu à rester en Russie. Cependant, après « l’affaire » Pilniak-Zamiatine — campagne de diffamation lancée contre les deux écrivains après la publication à l’étranger de leurs œuvres « indésirables » en Union soviétique — il se résout à adresser cette supplique pour quitter son pays, s’étant convaincu de l’impossibilité d’écrire dans le nouveau contexte politique. Il souligne pourtant dans son autobiographie l’importance, pour son œuvre, de sa terre natale : « Si je n’étais pas rentré [en 1917] d’Angleterre, si je n’avais pas vécu toutes ces années avec la Russie, je n’aurais plus pu écrire » . C’est peut-être en comptant sur cette incapacité à créer à l’étranger que le dictateur, encore prudent, accédera à la requête de celui qui était trop connu internationalement pour disparaître purement et simplement et qu’une brève errance par Riga et par Berlin amènera finalement à Paris.
C’est à partir de ce même axiome, selon lequel les œuvres les plus significatives de Zamiatine ne pouvaient avoir été écrites qu’en Russie, que son œuvre est généralement abordée. Nous autres et ses autres œuvres « russes » sont abondamment commentées, tandis que la période de l’émigration est peu étudiée. Elle reste marquée par l’image d’une « figure solitaire » qui n’écrit plus, qui n’a pas été acceptée dans le milieu de l’émigration et ne s’est pas non plus intégrée dans le cercle littéraire français, malgré le bon accueil qui lui a été fait.
L’article de Léonid Heller dans le recueil Novoe o Zamiatine tend à rendre justice à cette idée reçue. Il éclaire les efforts faits par l’écrivain pour participer à la vie théâtrale européenne : en citant ses lettres des années trente, il révèle ses collaborations avec les metteurs en scène français et allemands (notamment avec Reichardt pour monter La Puce en 1931) , ses archives conservées à l’Université de Columbia (New York) et à la BDIC (Nanterre). Elles mettent en relief un travail intense pendant ces années : on y trouve des articles sur les littératures russe et européenne, des nouvelles, des scénarios, traduits en différentes langues et dont certains sont signés en vue de publication.
Parmi ces écrits, la part majeure est occupée par la préparation d’une grande œuvre sur Attila, projet commencé en Russie, en 1921, avec la tragédie éponyme. Achevée en 1928, cette pièce avait été interdite alors que les répétitions avaient déjà commencé et que la représentation était annoncée sur les affiches du Bolshoï de Leningrad.
Sa « mort » littéraire qui déclenche la demande d’exil de Zamiatine est suivie d’une « résurrection » à l’étranger où l’auteur reprend le sujet pour le travailler à nouveau sous diverses formes jusqu’à sa mort en 1937, comme en témoignent les multiples variantes en russe et en français conservées dans ses archives. Il en parle à plusieurs reprises comme du projet principal autour duquel il construit son œuvre : son Attila réapparaît en effet sous la forme d’un roman inachevé Le Fléau de Dieu, et de scénarios cinématographiques qui susciteront l’intérêt des réalisateurs.
Le projet sur Attila : Tragédie - roman - Scénario
Une vision synthétique de l’ensemble de ces textes sur Attila, qui représentent une sorte d’œuvre-somme sous forme d’un triptyque, permet de percevoir une unité de conception à travers une écriture théâtrale, romanesque et cinématographique, dont chacune joue sur un aspect différent du sujet pour le mettre en valeur. La tragédie Attila écrite en Russie, « la somme de ses recherches théâtrales » , se concentre sur l’épisode-clé qui sera au cœur de l‘écriture de tout le triptyque : la réception des ambassadeurs romains par Attila qui se termine par la mort de ce dernier. Le roman, qu’il a envisagé parallèlement et sera écrit partiellement au cours de l’émigration, avec un changement de titre significatif (Le Fléau de Dieu) devait, quant à lui, présenter un panorama épique de l’époque de la chute de l’Empire romain sous la forme d’une alternance entre le « journal de route » de l’historien Priscus et le récit d’événements antérieurs qui marquent la vie et le destin d’Attila depuis sa naissance . Enfin, deux « exposés de scénario », l’un d’après la tragédie, l’autre d’après le roman , écrits à Paris au milieu des années trente, synthétisent les lignes essentielles des deux textes pour une représentation sur le grand écran. Ils sont intéressants en raison des petites remarques qui révèlent de temps en temps la voix de l’auteur dans un commentaire sur les lieux ou les personnages qui permet de reconnaître des « archétypes » et de dégager certains parallèles qui nous ramènent à l’histoire contemporaine.
Ces parallèles, présents par ailleurs sous différentes formes dans les trois types de textes, sont liés aux temps et aux lieux d’écriture et permettent de suivre l’évolution du regard de Zamiatine sur l’histoire en devenir, en perpétuel mouvement.
ATTILA DANS LA CULTURE RUSSE DE L’ÂGE D’ARGENT
L’image d’Attila est fréquemment utilisée dans la littérature russe de l’âge d’argent pour évoquer le déclin de la civilisation. Ainsi Valeri Brioussov, pressentant le mouvement révolutionnaire, écrit : « Vous qui allez m’anéantir, je vous salue d’un hymne de bienvenue », et intitule son poème Les Huns qui arrivent , tandis que Viatcheslav Ivanov veut « emporter son flambeau dans les grottes et les catacombes pour la [civilisation] protéger d’eux » . Plusieurs autres écrivains de cette génération s’identifient aux « derniers Romains, sentant déjà venir la fin de leur monde » comme se souvient Élisabeth Kouzmina-Karavaeva dans une revue de l’émigration qui, trois ans plus tard, publiera des extraits de Nous autres.
Zamiatine rapproche ce thème de celui des « Scythes » qui devient avec les noms de Vladimir Soloviev, Alexandre Blok et Vélimir Khlebnikov une sorte d’archétype des forces vives, jeunes, qui doivent supplanter l’ordre ancien. Ce « mouvement » connaîtra, de 1905 à 1917, une évolution autour de l’idée de révolution : tout d’abord esthétique, pour devenir exclusivement sociale. Zamiatine prend rapidement ses distances avec le groupe des « Scythes », mené par Ivanov-Razoumnik, qu’il avait d’abord rejoint. « Scythes ? » s’interroge-t-il en 1918 à propos du premier recueil du groupe, en voyant « l’arc scythe en service commandé, les centaures dans des stalles, la volnitsa défilant aux accents de la fanfare », alors que, selon lui, « le véritable Scythe […] ne pourra jamais se reposer sur ses lauriers, jamais se retrouver au nombre des vainqueurs réels, chantant, radieux, le Gloria » .
C’est dans ce contexte que naît le projet d’une œuvre sur Attila à partir d’une proposition de Gorki émise lors d’une réunion de la « section des tableaux historiques » en mai 1919 et l’idée de développer le thème des Huns, autour de « la réception des ambassadeurs romains par Attila » .
La tragédie Attila, présentée en 1928 devant le conseil artistique du théâtre Bolshoï à Leningrad, fait écho à cette polémique sur les Scythes : Attila apparaît comme un « Scythe libre » qui « ne s’incline devant rien », tandis que surgit la figure fugitive mais caractéristique du poète romain Marullus qui s’autoproclame Hun et compose à la hâte une ode au nouveau pouvoir d’Attila : « Nous sommes les invincibles Huns qui déferlons comme une tempête sur l’Occident. » (p. 113).
ATTILA, PERSONNAGE TRAGIQUE ?
Attila chez Zamiatine est loin d’être celui après qui « l’herbe ne repousse pas ». Dans une ambiance sauvage, il fait contraste par son intelligence et ses « mœurs démocratiques » : avant de recevoir les ambassadeurs de Rome, il accueille « un pauvre hère » qui était arrivé le premier et dont la plainte contre la conduite injuste d’un proche du seigneur des Huns est immédiatement suivie d’effet : le fautif reçoit l’ordre de se tuer, ce qu’il accomplit immédiatement sans discuter. Cette justice, même un peu extrême, souligne le côté humain d’Attila, sa capacité à aimer qui ne tarde pas à se manifester avec l’apparition de Hildegonde, une otage romaine. Seule capable de parler d’égale à égal avec le chef barbare, elle provoque en lui le mélange classique de la passion et de la haine (qui torture ce représentant du peuple sauvage avec une intensité shakespearienne). Hildegonde domine et ira jusqu’à tuer Attila à même la couche nuptiale. Personnage féminin de la pièce, elle accomplit ainsi la vengeance de son peuple (elle réussit ainsi l’attentat manqué par son fiancé Viguila au début de la pièce) et représente de ce fait la Fatalité (« dans toutes les langues, le mot fatalité est féminin », comme le rappelle Zyrkon, bouffon d’Attila, à la page 65).
En effet, le héros de Zamiatine est persuadé qu’il maîtrise sa destinée (« Fatalité ? Je la courberai comme un arc, ses cheveux serviront de corde. Je la plierai à mon service ! », p. 65), tout en la représentant d’une certaine façon pour les Romains (Viguila : « Dans un instant, ténu comme un fil, tendu comme une corde, le cheval du destin arrivera au galop, écrasera la foule sous son sabot… », p. 47). Il est, en réalité, soumis à une force toute aussi implacable et destructrice : celle de sa propre parole. Car il est déchiré entre deux promesses, l’une faite à Kamel auquel il a promis la tête de la meurtrière de son fils et qui le poursuit depuis « tel une ombre » (p. 131) ; et l’autre, à Hildegonde, cette femme burgonde, apparentée aux Romains, à laquelle il a promis qu’elle siègerait à ses côtés « Non pas en concubine, mais en épouse, » (p. 163), et qui se s’avérera sa meurtrière.
Les deux paroles sont données dans un élan de noblesse qui est l’un des traits essentiels de ce « barbare » : au contraire de Viguila, présenté non sans connotation péjorative par Zamiatine comme le « type de l’intellectuel romain » qui, après l’échec de son complot, choisit d’être fouetté comme le sont les esclaves plutôt que d’affronter la mort. L’impossibilité de tenir l’un et l’autre engagement solennel provoque chez Attila le « clivage » insurmontable qui en fait, selon Peter Szondi , un personnage tragique : le dilemme ne peut se résoudre que par le poignard de Hildegonde.
En même temps, cette mort ne résout rien du conflit profond de cette pièce qui réside dans la confrontation entre les Romains et les Huns et dans la tragédie de Rome en train de s’accomplir. Sa chute en effet est inévitable, comme l’annonce (« fort, à tous ») un des serviteurs d’Attila dans le final d’une des versions de la tragédie : « Attila, le grand chef, est mort. Rome peut bien fêter cette mort, ce n’est pas grave. Nous savons que viendra l’heure où le fléau d’Attila sifflera de nouveau, et alors c’est Rome qui tombera, morte » . C’est ce que pressent également Priscus dans son journal sur lequel s’achève le résumé du roman : « Rome est sauvée pour l’instant, mais elle n’en est pas moins condamnée à périr ».
Pour Zamiatine, Attila est ainsi avant tout la manifestation visible du mécanisme de l’histoire soumise aux « dures et sages » lois du temps. Il est vraiment le « fléau de dieu », titre choisi pour son roman envisagé comme une réflexion sur la correspondance historique des temps.
LE TRAGIQUE DE L’HISTOIRE
« L’Occident et l’Orient. La culture occidentale, qui a atteint de tels sommets qu’elle se retrouve dans un espace sans air, et la nouvelle force impétueuse, sauvage, qui vient de l’Orient à travers nos steppes scythes. Voilà le thème qui m’occupe actuellement : un thème qui est nôtre, contemporain, mais un thème que je perçois dans une époque en apparence très éloignée de la nôtre. »
En effet, l’immuabilité d’une civilisation n’est qu’apparente : si forte et puissante soit-elle, l’histoire amènera un nouvel épisode tragique et sanglant où elle se perdra. « As-tu bu assez de vin ? Et demain, au réveil, vas-tu boire ? — Ainsi tourne le monde, il peut dormir mille ans et, au réveil, exiger à nouveau de boire du rouge. », explique Zyrkon (p. 179).
Le thème du déclin de l’Occident, « la civilisation vieillissante » après laquelle vient une force « nouvelle, impétueuse, sauvage », apparaît avec des accents différents à travers tout la tragédie et produit son unité. Ce thème est omniprésent dans la littérature européenne de l’entre-deux-guerres, notamment à la suite de Spengler . Il connaît les prophètes de Russie dès avant la guerre, notamment Georges Landau qui l’exprime sous la forme d’une conception développée, proche des idées spengleriennes .
Chez Zamiatine, le tragique de l’histoire consiste surtout dans l’irréversibilité des temps : Attila peut d’un mot arrêter l’avance des Huns. « Même alors… Crierait-il à ses Huns : « Halte ! » ? Mais lui non plus ne peut arrêter le temps. » (p. 41), prévient le vieux Maximin qui fait ses adieux à sa chère « antique Rome » (p. 83).
Cet aspect irréversible s’accompagne paradoxalement d’un caractère cyclique rendu à travers une série de métaphores qui dégagent « tout au long de l’histoire de l’humanité, des époques parallèles qui résonnent de façon semblable » . Ainsi, en 1920, Zamiatine, dans sa pièce Les Feux de Saint Dominique, note une telle similarité entre son époque et celle de l’Inquisition espagnole : « […] un parfait écho de nos jours, où des fanatiques de dogmes politiques croient avoir le droit de « sauver » les gens par la terreur et la violence » . On retrouve cette vision de l’histoire dans Nous autres (1920), où un héros du futur s’adresse à ses ancêtres, nos contemporains. L’invasion des Huns, à propos de laquelle l’auteur écrit dès 1925 que « c’est un thème très lointain et très proche à la fois » et à laquelle il revient régulièrement, s’enrichit au fil des réécritures d’événements liés à l’actualité pour saisir l’histoire présente.
Dans la tragédie, ces similitudes s’expriment à travers de multiples allusions, parfaitement transparentes après la révolution d’Octobre. Le fils d’esclave annonce à son père : « Oui, la dernière heure sonne ! Mais pas pour nous, pas pour les esclaves, mais pour eux, pour les Romains... » (p. 87). Attila interpelle Aetius (« le chef de l’Orient au défenseur de l’Occident qui périt », dit le scénario) : « Tu ne regardes que vers le haut, vers les voiles. Regarde en bas ! Regarde, et tu verras des yeux briller comme ceux des loups, les gens sous les chaînes, comme des chiens, ils rament toute leur vie, pliés en deux… » (p. 153). La tactique même d’Attila, qui est celle d’un « fin politique » et qui consiste à susciter dans les provinces reculées des révoltes d’esclaves contre Rome, « rappelle fortement une tactique de quelques-uns de nos contemporains », comme le remarque l’auteur dans la Préface.
Dans la tragédie, cette tactique est dirigée contre Rome : c’est sur cette dernière qu’a insisté Gorki, voyant « la valeur [de la pièce] dans le fait que les Huns, avec Attila à leur tête, vont détruire en Rome un état qui fabrique des esclaves » . Quant à l’Europe, elle est menacée (« Dis-lui que mon arme est prête à s’abattre d’un seul coup pour détruire l’Europe. » p. 83), mais elle représente encore une force bien réelle.
Dans le roman, l’Europe, que l’écrivain découvre quelques années plus tard, dès les premières lignes apparaît bouleversée : « L’inquiétude régnait partout en Europe, elle se trouvait dans l’atmosphère même, on la respirait. Tous attendaient des guerres, des soulèvements, des catastrophes. Les fabriques fermaient. Des foules de chômeurs déambulaient dans les rues et exigeaient du pain. […] La terre elle-même avait cessé d’être stable. […] Tout chancelait, prêt à disparaître à chaque instant sans laisser de trace » . Toute l’Europe est en danger : « On apprend dans les capitales du monde qu’une énorme vague humaine déferle de l’Orient vers l’Occident » dit le résumé de Le Fléau de Dieu . à travers des allusions trop évidentes, cette correspondance des temps est rendue par une écriture qui superpose deux plans de narration : à chaque instant, le texte peut être lu comme se déroulant en « l’an 405 après la naissance du Christ » ou dans l’Europe des années trente.
Cet effet de miroir est produit dans le scénario par une série d’images qui manifestent d’autres pressentiments encore : « le banquet noir » du roman, organisé par les « snobs romains » à la veille de la prise de Rome se transforme dans le scénario de Le Fléau de Dieu en « banquet au temps de la peste » : « Les murs sont tendus de noir, l’empereur et les invités sont habillés en noir, la vaisselle est noire… C’est peut-être la dernière orgie ». Le salut inattendu ne vient plus d’une révolte parmi les troupes d’Attila, comme c’est esquissé dans le résumé du roman, mais du fait que ces troupes sont « décimées par la peste ». Plus que de références littéraires (l’hymne à la peste de la tragédie de Pouchkine ), ne s’agit-il pas de références au contexte politique, à la nouvelle menace qui frappe indistinctement « Rome » et « les barbares », manifestant son caractère insensé qu’on retrouvera un peu plus tard chez Camus dans L’état de Siège, à travers le même type de métaphores ?
à la simultanéité des temps correspond la coïncidence des lieux, comme le précisent certains indices des scénarios : pour la bataille décisive contre les Romains, Attila choisit les champs Catalauniques, « où quinze siècles plus tard se jouera la guerre mondiale » (scénario de Le Fléau de Dieu), et où se déroulera la bataille de la Marne, précise le « Journal de Priscus » ; « Auréliani, plus tard Orléans », Trèves, Strasbourg, Metz, les lieux de l’épopée d’Attila sont indiqués sous leur nom moderne. Ainsi, l’histoire de l’invasion des Huns se situe dans l’Europe contemporaine. Zamiatine écrit dans une lettre : « L’état d’Attila s’étendait de la Volga jusqu’au Danube et […] la plupart des troupes d’Attila étaient des tribus slaves et germaniques » .
La mention des « tribus germaniques » aux côtés des « tribus slaves » dans les troupes d’Attila est nouvelle par rapport au rapprochement des Huns et des Scythes et n’est pas sans lien avec cette nouvelle tragédie historique dont Zamiatine est témoin, cette fois en Occident. On retrouve cette confusion des « Germains » et des « Slaves », comme une menace, dans certains débats du Studio Franco-Russe qui réunissaient des écrivains russes émigrés et des écrivains français au début des années trente, par exemple lors de la réunion « Orient-Occident », ou encore dans le livre d’Henri Massis, La Défense de l’Occident (1927). Mais si ce réveil des peuples « barbares » est aux yeux de Massis une véritable catastrophe à laquelle on ne saurait se résoudre, pour Zamiatine, il s’agit d’« une protestation contre l’impasse dans laquelle s’enfonce la civilisation américano-européenne » , et ce processus est pour lui inévitable car « tout présent est à la fois un berceau et un linceul : un linceul pour hier, un berceau pour demain […]. Aujourd’hui est appelé à mourir car hier est mort et demain naîtra », ainsi que l’expose son article « Demain » (1919).
L’histoire est donc un processus cyclique où des périodes « révolutionnaires » et « romantiques » caractérisées par un « refus du présent » et une « aspiration à un perpétuel mouvement en avant » succèdent à des périodes de pétrification dominées par « toutes sortes de conservatismes » et par la transformation en dogmes d’idées naguère vivantes. Ainsi, pour Zamiatine, « tout artiste authentique, vivant, est obligatoirement un romantique » .
Ce commentaire éclaire la définition par Zamiatine de son Attila comme une « tragédie romantique » . Il explique aussi les avatars d’Attila dont l’auteur fait tantôt un « Scythe libre », tantôt un « réformateur dans le genre de Pierre le Grand » (résumé du roman) ou encore, principalement dans la tragédie, un créateur :
« Vous entendez ? Aetius est mort ! Personne ne sauvera plus Rome. La victoire est à nous ! Nous avons gagné ! » (p. 137).
à travers tous ses avatars, le chef des Huns incarne cette force dynamique qui renouvelle le monde. Plus que la présentation d’un événement historique particulier, il s’agit de dégager les mécanismes de l’histoire universelle, « la loi de l’éternel mouvement en avant, de l’éternelle création », qui est aussi la loi de la création littéraire.
DÉCHIFFRER LE LANGAGE, DÉCHIFFRER L’HISTOIRE
Pour présenter le renouvellement de l’histoire, Zamiatine cherche des formes nouvelles par la réécriture d’un même sujet dans les langages dramatique, romanesque et cinématographique qui ont en commun un nouveau rapport à la parole. Cette parole dépasse sa fonction représentative pour devenir expressive : de nombreuses scènes de la tragédie Attila sont construites de telle façon que le spectateur est obligé de compléter le sens, au-delà de ce qui est montré ou prononcé. Par exemple, la scène du meurtre d’Attila, ne rapporte que les commentaires des deux personnages qui écoutent derrière la porte ce qui se passe dans la chambre nuptiale, « rongés tous deux par la peur, la jalousie, l’amour ». Ces deux personnages sont Êrekan, la première femme d’Attila, et Viguila, le fiancé de Hildegonde, déguisé en vieillard. Ils commentent et interprètent, chacun à sa façon, les bruits qui leur parviennent : la première se souvient de sa nuit de noces, le second attend la réalisation de l’attentat qu’il a préparé et que Hildegonde doit accomplir. L’angoisse de chacun a des causes différentes mais s’exprime simultanément et dans les mêmes termes : « Maintenant on va entendre un cri ». De qui ? Qui va triompher dans ce « duel nuptial » entre le chef barbare et la porteuse de la vengeance de Rome ? Ce sont deux scènes différentes qui se déroulent ainsi au fil des répliques des deux acteurs et ce n’est qu’au moment du dénouement, c’est-à-dire quand on entend effectivement le cri, que les masques tombent et que les personnages, et le spectateur avec eux, peuvent reconstituer la situation réelle.
Dans d’autres cas, le second plan de l’action est au contraire visible, mais reste silencieux : Kamel poursuit Attila tout au long de l’action « comme une ombre », c’est sa présence qui matérialise la parole donnée et manifeste l’autre ligne de l’action.
À côté de cette poétique de suggestion, la « parole en acte » de la tragédie est tout aussi présente : la torture imposée par Attila aux amants repose sur la force de la parole (Viguila a le choix entre mourir ou raconter son humiliante punition à Hildegonde) ; la lutte entre Attila et Aetius est avant tout celle de la parole ; enfin, deux fois donnée, la parole d’Attila se retourne contre lui-même.
L’expressivité de la parole vient aussi des glissements d’un genre à l’autre à la recherche d’une parole « synthétique » : dans Le Fléau de Dieu, la prose de l’écrivain prend tantôt une forme épique, tantôt une forme « théâtrale ». On retrouve cette dernière dans des récits (Un drame de dix minutes, Le Lion), des articles critiques construits comme des dialogues avec un lecteur imaginaire , dans sa nécrologie de Gorki qui met en scène des « décors symboliques ». Enfin, il recherche l’« effet théâtral » jusque dans ses lettres .
Quant à son théâtre, il tend à le rendre poétique, ainsi qu’il le commente dans son Autobiographie : « Dans Attila, j’en suis arrivé aux vers. Impossible d’aller plus loin, je retourne au roman, aux récits » .
L’écriture des scénarios devient également pour lui un nouveau champ d’expérimentation pour exprimer « la profondeur synthétique des choses » . À côté de l’adaptation des classiques (dont la pièce la plus connue est Les Bas-fonds, réalisée par Jean Renoir d’après Gorki, et proclamée « meilleur film » de l’année 1936), il réécrit pour l’écran ses propres œuvres dont D-503 d’après Nous autres et deux scénarios consacrés à Attila.
L’écriture « cinématographique » qui, selon Vladimir Pozner , est propre à sa prose en général, peut ici s’exprimer pleinement. Tantôt résonnant de « sortes de cris de Huns », tantôt jouant des couleurs (« Rome est pour Attila un mot semblable à ce qu’est le rouge pour un taureau »), elle reste expressive même à travers de simples descriptions de mouvements (« le banquet noir se transforme en véritable fête », « cette fête se propage comme une vague à travers tout l’empire qui a obtenu un sursis à sa condamnation », Le Fléau de Dieu), qui laissent entrevoir l’usage de divers procédés cinématographiques tels que les fondus enchaînés ou le jeu des travellings : on les retrouvera dans des scénarios plus achevés comme Anna Karenine ou Les Bas-fonds pour lequel le réalisateur témoigne de son étonnement devant « la rapidité de l’écrivain russe à s’adapter aux particularités de la scène et de l’écran français, ce qu’ont souvent du mal à faire les écrivains français » .
Destiné à éveiller l’intérêt des réalisateurs, ce travail semble atteindre son but, comme le laisse entendre cette lettre conservée aux archives Zamiatine de la BDIC :
Let me draw your attention to some stuff for a very promising film I had the luck of finding recently in Paris. It is the sketch of a scenario after the play. “The Scourge of God” by EZ, the very known Russian author, who treats under a new aspect the story of Attila and his invasion into Europe.
Under this aspect the story of the celebrated “Scourge of God” became an echo of our epoch of world wars and menacing invasion of East nations into the Western world of “the old civilisation”. On this large and picturesque base is drawn a very exciting plot of the personal fate of Attila and of his tragic “war — love” for the Western woman who kills him during their marriage night.
The places of the acting add some special interest to the stuff. As the author shows, the Kingdom of Attila occupied the steppes of the Russia of now a days (this historical fact being rather little known). Then some scenes proceed in Orléans sieged by Attila, and the known Catalaunian battle is developing at the fields of the memorable Great War fight in France.
L’auteur poursuit sur le côté tragique et fascinant du sujet et l’exotisme des personnages et des décors, en phase avec la « mode asiatique » de l’époque. Mais on voit que ce qui attire le réalisateur est ce à quoi Zamiatine accorde le plus d’importance : la façon figurative de lire à travers les événements et les lieux des rapports avec notre présent. « Entretenir chez les gens la flamme anxieuse de l’imagination » : c’est ainsi que l’écrivain voit sa tâche, à laquelle manque, selon lui, le cinéma de son époque, où « tout est prémâché pour le spectateur » .
La lettre citée répond à l’ambition de Zamiatine d’éveiller chez son public un intérêt actif : si le travail de l’écrivain consiste à dévoiler le sens de l’histoire, cela se construit en collaboration avec le lecteur-spectateur qui est invité à parachever le travail de l’auteur qui ne fait que lui « indiquer la route » . Le langage à double niveau de sens, explicitement choisi par Hildegonde comme façon d’agir, est loin d’être uniquement une tactique de sa part. Du courtisan jusqu’au bouffon, et jusqu’à Attila lui-même, le sens multiple est une façon presque naturelle de parler, ce qui habitue le spectateur à lire à plusieurs niveaux, à penser avec l’auteur l’histoire de façon symbolique où les évènements du présent trouvent des parallèles dans le passé et ainsi laissent apparaître les contours de l’avenir.
À propos de « l’affaire » qui a éclaté autour de Nous autres, une des variantes d’Attila comme l’ont montré des recherches récentes , Zamiatine se compare à un coq persan qui, selon la fable, avait l’habitude de chanter une heure avant les autres, « ce qui mécontenta le maître à tel point qu’il finit par lui couper la tête ». « Soulever cette question, et sous cette forme, était prématuré, commente Zamiatine, et explique qu’après la parution (en traduction en plusieurs langues) la critique soviétique m’ait coupé le cou. Mais comme je suis bâti solidement, ma tête, comme vous le voyez, tient encore sur mes épaules » .
L’écrivain, ce « Scythe libre », coauteur de l’histoire, et qui sait en dégager le caractère tragique mais aussi perpétuellement révolutionnaire, ne peut qu’être un écrivain pour « demain » car « la seule arme digne d’un être humain, de l’être humain de demain, est la parole » .
La parole de Zamiatine ne perd rien de sa puissance quand elle passe dans d’autres langues, en témoignent les échos de Nous autres (qui fut traduit en tchèque et en anglais avant de paraître en russe) dans Brave New World d’Aldous Huxley (1932), Invitation au supplice de Vladimir Nabokov (Paris, 1938), 1984 de George Orwell (New York, 1949), et jusqu’au roman 2084 de l’écrivain algérien Boualem Sansal (2015), pour ne citer que les exemples les plus marquants.
La traduction de la tragédie Attila proposée par Valentina Chepiga rend le dynamisme, la puissance et la poésie de cette langue, contribue à la vie de l’auteur et de son œuvre et suscitera peut-être, qui sait, l’intérêt de nouveaux réalisateurs ou metteurs en scène.
Tatiana Victoroff
Avant-propos de la pièce Attila,
publiée en 2021 chez Vibration Editions dans une traduction de Valentina Chepiga




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