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Contes doux amers de ma Mère Russie

Tome I : Les temps passés

Auteur : Pierre Gonneau

Roman historique.

Prix en France : 22 € TTC

ISBN : 978-2-493992-06-2



En ce temps-là, chaque tribu vivait séparément des autres.

Les Drevlianes habitaient la forêt et les Polianes la plaine. Ils s’évitaient autant que possible pendant la longue saison froide, chacun gardant pour lui ses secrets : son feu, son sel, la taille de ses silex, l’entrée des grottes et autres trous, le nombre de vivants et de morts. À la fonte des neiges, ils commençaient à s’observer à distance, tandis qu’ils posaient leurs collets et creusaient leurs fosses où ils espéraient piéger le gibier. Les archers se concurrençaient pour tenter d’abattre les oiseaux qui passaient à bonne portée, ou de dérober leurs œufs dans le nid. Quand un Drevliane s’approchait de trop près d’un Poliane, il leur arrivait de se décocher un de leurs traits, ou de se lancer à la tête une hache de pierre. Mais ce n’étaient que brèves escarmouches.

Tout changeait pendant le mois Herbu de Traven et le mois Rouge de Tcherven, ceux que l’on appelle mai et juin chez les Latins. C’était la saison où il fallait se presser de prendre femme.

Les Polianes installaient leurs filles au bord d’une rivière ou d’un lac, dans une douce prairie d’herbes et de fleurs odorantes. Elles chantaient, dansaient et s’aspergeaient en riant, toutes ensemble, sauf celles qui avaient déjà été prises par l’un des mâles de la tribu. Les gosses tournaient autour des arbres de mai, galopaient et contemplaient, mais ils n’entraient pas sur le pré. Les hommes les repoussaient, s’asseyaient, traçaient de leurs pieds et de leurs coudes serrés un cercle autour des femmes. Il y avait là les jeunes coqs de l’année qui s’estimaient en âge d’accomplir leur fonction. Les puissants polygames et point encore rassasiés. Les veufs et les laissés-pour-compte. Ils guignaient les proies à leur guise, mais surveillaient aussi les abords contre les surprises. Car en cette saison, les tribus rivales rôdaient. Drevlianes, mais aussi Polotchanes, Krivitches, parfois mêmes des Tchoudes ou des Vepses. Pareillement, certains parmi les nôtres, avides de renouveler le sang, partaient par petits groupes de hardis gaillards, s’en allaient tenter leur chance sur les terres des tribus étrangères.

Quand on allumait les feux, à la tombée de la nuit, quand les fifres, les tambourins et les rebecs se mettaient à retentir, tout devenait possible. Les filles chantaient plus haut, de leur voix métallique, tapaient du pied et défaisaient leurs longues tresses, descendant jusqu’aux fesses. C’était l’heure de crainte et d’espérance. Soudain, un garçon se lançait, une fille le repoussait ou se laissait emporter, une autre venait à son secours, ou bien la devançait pour se proposer au coquelet qu’elle avait elle-même choisi. Mais parfois, c’était un raid de Drevlianes qui venait rompre le cercle, cognant dur, fouettant et étranglant à coups de cordes, ils tentaient de rafler, une, deux, dix vierges. On se battait, se poursuivait à l’aveuglette. À moins qu’un habile stratège de la tribu poliane n’ait prévu l’attaque et tendu un piège aux ravisseurs qu’on rabattait vers un fossé rempli de piques ou d’ordures. Ensuite, on les dépeçait ou on exigeait une rançon en peaux et en vivres, selon les vengeances qui restaient en suspens.

C’est au mois Herbu ou au mois Rouge que les femmes étaient fécondées. Elles accouchaient au mois Féroce (Liouty) ou au mois du Bouleau (Bierezen), qui se disent février et mars chez les Latins. Leur délivrance survenait juste avant que la tribu reprenne ses errances, change de gîte. Pendant leur grossesse, celles qui appartenaient à un mâle parmi les puissants s’installaient au fond d’une grotte, sur un lit de paille douillet. Elles étaient nourries par les autres compagnes du seigneur, ou par ses enfants, et n’avaient nul souci à se faire jusqu’à leur terme. Les autres s’abritaient comme elles pouvaient, auprès de leur homme qui vivait seul, ou avec un frère, un père. Il y avait aussi les errantes, celles qui étaient réputées avoir le mauvais œil, parce qu’elles avaient perdu plusieurs fois de suite leur homme, ou leur enfant, parce qu’elles avaient été raflées par les Drevlianes, étaient revenues et nul ne savait qui les avait rendues grosses, parce qu’elles ne faisaient que des filles, les raisons ne manquaient pas. Celles-ci devaient se trouver leur trou et pourvoir à tout toutes seules, ou en mendiant.

Predslava était une fille courte et rapide qui, dès douze ans, eut ses premiers sangs, et développa bientôt une magnifique poitrine, propre à y pendre deux vigoureux nourrissons. Le chef Velimir la convoitait. C’était un guerrier accompli que nul n’avait surpassé dans le combat au bâton et dans le jet de projectiles à la fronde. Il taillait ses cailloux mieux que personne, les transformant en têtes de flèches barbelées ou en couteaux aussi coupants que les dents des grands chiens sauvages de la Plaine. Velimir était plutôt replet, car il s’octroyait toujours les meilleurs morceaux de la chasse. À son âge avancé de quarante étés, il était le plus massif de la tribu et sa stature s’augmentait encore de son bonnet en peau de loup dont les oreilles grises étaient redoutées. Il disait qu’à travers elles, il entendait les mouvements de n’importe quelle bête à quatre ou à deux pattes, tout autour du campement. Predslava était aussi fière que rapide. Elle dédaignait Velimir et avait un faible pour le petit Niékras. Celui-ci était un garçon frêle et plutôt craintif, mais d’une grande astuce qui trouvait toujours moyen de rapporter du gibier sans avoir à risquer sa tête ou ses membres. Il est vrai qu’il les avait délicats, était taillé en finesse plutôt qu’en force. Sa mère, Mstislava, l’avait appelé Niékras (« Pas Beau »), pour que les fées des fièvres le dédaignent et ne l’emportent pas dans les premiers mois de son existence, quand la petite âme est encore en balance, imparfaitement fixée au corps et que celui-ci peut être la proie de cent pestilences.

Cette année-là, lors de la fête du mois Rouge, Predslava n’attendit pas que Velimir se décide, par force ou en achetant ses parents avec une peau de bique bien chaude pour l’hiver. Elle vint danser avec les vierges, mais elle se tenait près de la berge. Et tandis qu’on allumait les feux, elle courut se cacher parmi les roseaux. Velimir qui la guettait poussa un grognement, mi-surpris, mi-amusé et fit signe à ses rabatteurs de la prendre à revers, pendant qu’il s’avançait fièrement sur la grève, sûr de son fait. Il chassait en meute, pour être plus à l’aise, et laissait les reliefs à ses sbires. La tribu s’interrompit, pour suivre cette traque. Mais bientôt on entendit des cris de rage : les lourds chasseurs s’enfonçaient dans la boue molle qui suçait leurs chausses de tille ou de peau, ils se piquaient à des pointes de roseaux aussi dures que les meilleures flèches. Éblouis par les feux allumés sur le bord du pré, ils n’y voyaient goutte en contrebas, dans la fange. Ils battirent les branches, tapèrent de leurs massues dans l’eau, hurlèrent, mais rien n’y fit : Predslava leur avait échappé. Comme un chef ne doit point rester sur un échec, Velimir fut le premier à faire volte-face, rappela ses hommes-chiens et ils se jetèrent sur les filles à portée de main. Au matin, Predslava n’avait pas reparu. Velimir fit incendier les roseaux et ne réussit qu’à dégager une épaisse fumée âcre. Ils ne la retrouvèrent pas. Et on s’aperçut alors que Niékras avait aussi disparu. Ils furent tous deux bannis de la tribu et de sa mémoire.

Sept printemps plus tard, Velimir vit tomber ses cheveux et ses dents. Il perdit aussi l’appétit des viandes et des femmes. Ses six fils, issus de six mères, se consultèrent, puis décidèrent de le conduire à la grotte des ancêtres. Il protestait faiblement, mais n’avait plus la force de les repousser, lui qui l’an passé encore aurait assommé le plus fort d’entre eux d’un simple coup de coude. Ils l’emmenèrent. Quand ils revinrent, on avait déjà délimité le pré. Cette fois, pas question de filles. Les mâles allaient choisir leur nouveau chef. La règle était simple : le vainqueur prend toutes les femmes et toutes les peaux. Les vaincus s’inclinent ou meurent. On vit cette nuit-là une lune sanglante au-dessus du pré. Les six fils se battirent avec acharnement, sans merci l’un envers l’autre. Ils n’avaient jamais formé une meute solidaire, car aucun n’était de la même mère. Les veuves de Velimir les encourageaient de cris rauques, répétés comme une incantation primaire : « Beï, beï evo ! » (Bats-le, tue-le !). Et de fait, les six s’entretuèrent. Au commencement, Boleslav, le plus prompt et le plus habile à manier le pieu, et Bogdan, le colosse à l’énorme massue, avaient choisi de s’ignorer. Chacun prit un côté du pré et ils s’attaquaient aux quatre autres qui n’eurent pas même l’astuce de s’entendre ensemble contre eux. Bogdan fit éclater les crânes, tandis que Boleslav répandait les entrailles. Ensuite, ils se retrouvèrent seuls, face à face. Déjà, ils n’étaient plus intacts, car les quatre petits avaient, malgré tout, vendu leur vie au prix d’un bras cassé, d’un œil ou d’une oreille, d’entailles profondes sur les cuisses. Les deux champions, ne prirent pas le temps de souffler. Ivres de sang, ils se jetèrent l’un sur l’autre. On crut un instant que Boleslav allait triompher, car il épuisa l’autre en le faisant courir dans le vide, à droite, à gauche, et parvint à lui enfoncer un pieu près du foie. Mais il ne se méfia pas assez du vaincu. Croyant qu’il l’achèverait sans peine, il ne prit pas garde sur sa droite. Bogdan, dont les yeux étaient déjà vitreux, exhala son dernier souffle en abattant sa massue sur le crâne qui se croyait vainqueur. Et les deux derniers fils de Velimir moururent ensemble.

Pour la première fois, aucun mâle ne revendiquait le bâton de chef. Trop vieux ou trop jeunes, estropiés ou terrorisés, ils demeuraient interdits au bord du pré. L’on entendit alors un long rire de chacal, ou un glapissement de renarde. C’est alors que sortit des roseaux une femme ronde et forte, à la crinière noire en désordre, tenant à la main un enfant qui marchait à ses côtés. Comme elle approchait du pré, plusieurs la reconnurent : c’était Predslava. Elle avançait tranquille, se balançant d’une jambe sur l’autre, avec l’assurance d’une ourse qui défie quiconque de rester sur son chemin. On aurait dit qu’elle était restée là, tout près, pendant ces sept années, attendant seulement que la race de Velimir s’anéantisse. Trottant contre sa cuisse, l’oursonne sa petite la suivait, docile.

 
 
 

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