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L'Enchanteur d'Ilion

Jérôme Hohl

Collection SurFiction.

Récit policier mythologique.

A paraître 1er mars 2025

Extrait :


Magnus arrêta un serveur et demanda des viennoiseries. Les deux hommes mangèrent en silence. Le temps et le sucre apaisèrent l’ex-immortel.

— Maintenant que l’Académie te libère de son doux carcan, reprit Magnus, quels projets envisages-tu ?

— Je ne sais pas trop. Je m’en veux d’avoir raté ma conférence. Vous n’avez entendu que son introduction. J’avais mis toute mon âme dans les allocutions suivantes. Je regrette de ne plus pouvoir défendre mes thèses.

— Tes idées pourraient réellement renouveler le cinéma fantastique ?

— Oui, confirma Carmel.

— Alors, publie-les dans une revue spécialisée.

— Impossible, on n’édite pas un discours avorté. Encore moins lorsqu’il se destinait à l’Académie française !

Magnus leva les yeux au plafond. L’orgueil de son ami l’exaspérait. Il poursuivit :

— Tu es convaincu du caractère avant-gardiste de tes conceptions ?

— Franchement, oui, réaffirma Carmel.

— Dans ce cas, la solution est toute trouvée. Réalise ton propre film !

Une expression de surprise marqua Carmel :

— Mes connaissances se limitent à la théorie. Je n’ai jamais pris part au moindre tournage.

— Tu sais écrire des histoires. Voilà déjà une bonne base. Commence par rédiger un scénario, puis cherche un producteur.

— Je ne trouverai pas la force de créer quoi que ce soit en ce moment.

— Rien ne t’oblige à inventer un nouveau récit. Tu pourrais très bien adapter un de tes romans. Tiens ? pourquoi pas L’Enchanteur ? Les critiques t’ont assez reproché un style trop centré sur le visuel et les atmosphères.

— Oui, c’est vrai. Je vais y réfléchir, concéda Carmel.

Les deux hommes échangèrent encore quelques mots. Magnus paya la note et ils se séparèrent.

Carmel regagna son appartement et se lança dans son activité favorite : passer en revue sa bibliothèque. Il savoura de longues minutes à parcourir toutes les étagères pour se remémorer ses lectures des dernières semaines. Tous les matins, il se brossait les dents non pas face au miroir, mais devant sa collection de livres. Les bibelots qu’il avait disposés ici et là masquaient certains titres. Carmel adorait les pousser pour exhumer un recueil oublié.

Le défi de Magnus résonnait dans sa tête lorsqu’il atteignit le rayonnage dévolu aux ouvrages de dramaturgie. Carmel s’y pencha et saisit le premier volume à portée de main : la Poétique d’Aristote. Non, cela ne l’aiderait pas à écrire un bon scénario. Les idées du Macédonien semblaient trop conceptuelles pour dépeindre la vision qu’avait Carmel de l’amour entre Merlin et Viviane. Robin sortit ensuite un manuel en anglais de Sydney Field. L’auteur y détaillait sa version de la structure en trois actes.

— Ce n’est pas mon cinéma, trancha Carmel. Je vais encore me plaindre de problèmes de second acte.

Il tira de sa bibliothèque le seul texte à même de l’aider : son exemplaire de L’Enchanteur, le roman dont il restait le plus fier.

Il avait composé sa version de la légende arthurienne à mi-chemin entre le fantastique et la fantasy urbaine. Le couple immortel, Merlin et Viviane, revenait à la vie dans une époque moderne, mais indéterminée. Ils évoluaient tour à tour dans deux villes européennes, peut-être Prague ou Vienne. Lassés par cette existence de demi-dieux, ils aspiraient à connaître un amour humain. Merlin travaillait dans un cirque comme illusionniste et Viviane jouait la diseuse de bonne aventure. En dépit de leurs efforts, leur quotidien se révélait pesant et difficile. Ils peinaient à abandonner leur magie et à passer inaperçus.

Carmel s’accorda avec son ami : de toute sa bibliographie, L’Enchanteur offrait le meilleur potentiel pour le cinéma. Le public connaissait et appréciait les personnages principaux. L’intrigue centrale pouvait tenir en moins de deux heures. De plus, les lieux, décors et ambiances présentaient un foisonnement de possibilités graphiques. « Une teinte clipesque », avait osé un journaliste.

Robin se saisit du livre, s’assit à son secrétaire et glissa une feuille dans sa machine à écrire. De la main gauche, il gardait le roman ouvert, de la droite, il pianotait sur le clavier de sa vieille IBM. Peu habitué à l’exercice, il tâtonna d’abord avant de trouver le ton juste.

Sans s’en rendre compte, il demeura vissé sur sa chaise toute la soirée et adapta avec aisance les trois premiers chapitres. Son conte se basait sur des atmosphères fortes et dégageait une cinématographie naturelle qui facilitait sa conversion en scénario. Seuls les longs monologues introspectifs posèrent quelques difficultés.

Carmel se coucha enthousiasmé par cette nouvelle manière de pratiquer son art. La passion ne diminua pas les jours suivants. Au bout d’une petite semaine, il acheva le premier jet d’un scénario tout à fait acceptable.


Le café des Deux Magots venait de fermer pour congés annuels.

Cette nouvelle frustra Carmel, qui se résigna à inviter Magnus au Procope. Ce changement de dernière minute ravit son ami, habitué de l’établissement.

Rongé par le stress, Carmel arriva en avance. Il ne tint pas en place et arpenta le restaurant. Un pavage géométrique noir et jaune, des murs terre de Sienne et moutarde, d’imposants lustres au plafond, un monumental escalier de marbre ; le romancier scruta les décors du Procope. Où se cachait le génie des lieux qui avait enchanté La Fontaine, Racine, Voltaire et tant d’autres ?

Ses repérages achevés, Carmel arrêta un serveur et s’enquit de la place favorite de Magnus. Le garçon le conduisit à l’étage et désigna une table au centre de la salle. L’emplacement déplut au romancier. Il préféra s’asseoir sur une banquette du rez-de-chaussée. Ce choix ne décontenança pas son ami qui le rejoignit vite.

— L’as-tu lu ? demanda Carmel.

— Oui.

L’ex-immortel avait adressé la première copie de son adaptation de L’Enchanteur à Magnus. Il attendait son avis avec impatience.

— Et alors ?

— Pas mal, admit Magnus. Plutôt bon, même.

Le soulagement inonda Carmel :

— Parfait, il ne reste plus qu’à l’envoyer aux producteurs.

— Impossible, décréta Magnus. Tu ne peux pas le transmettre tel quel ; tu n’essuierais que des refus.

Les traits de Carmel se crispèrent :

— Et pourquoi ne pourrais-je pas leur adresser mon texte ?

— Il est trop long, trop ambitieux. Personne ne le lirait. Et de toute façon, on n’envoie jamais un scénario complètement rédigé. Encore moins lorsqu’on propose d’adapter son propre roman.

— Ah bon ? s’étonna Carmel.

— Oui. Un scénario achevé donne un mauvais signal aux producteurs. Aux yeux certains, cela équivaut à dire « mon projet est bouclé, je n’en changerai pas une ligne ».

Contrairement à Magnus, Carmel n’avait jamais travaillé pour le cinéma. Aussi, il écouta ses conseils avec intérêt :

— Commence par écrire un synopsis, court et complet, avec la situation finale. Ensuite, étire cette vue d’ensemble et transforme-la en un résumé détaillé. Enfin, découpe l’histoire scène par scène, sous forme d’un tableau qui présente les décors, les personnages impliqués et les principales actions. Synopsis, résumé détaillé et séquencier : voilà les trois pièces que tu dois envoyer, et rien d’autre. Si un producteur s’intéresse à ton projet, alors il te contactera pour parler du scénario et éventuellement de tes intentions de réalisation.

— Mais tu veux me tuer à la tâche ! répliqua Carmel. Tous ces documents me demanderont des jours de travail…

— Justement, ne gâche pas le labeur déjà accompli sur ton scénario en sabotant sa présentation.

— Je pensais qu’un bon texte suffirait.

— Détrompe-toi. Les producteurs reçoivent un nombre incalculable de proposition chaque semaine. Ils n’ont pas le temps de les lire.

— Ah, je te reconnais ! s’écria Carmel. Tu ne te places jamais du côté des auteurs ! Écoute-toi les plaindre, ces pauvres producteurs qui croulent sous des tombereaux de scénarios !

— Si tu veux que ton projet aboutisse, tu ferais mieux de les considérer avec plus de respect. D’ailleurs, ajouta Magnus, tu critiques les producteurs, mais sais-tu au moins comment les contacter ?

— Je pensais consulter les pages jaunes, avoua Carmel.

— Tu perdrais ton temps. Rapproche-toi des syndicats et demande-leur la liste de leurs adhérents. Ensuite, étudie chaque société une à une et identifie sa ligne éditoriale. N’envoie ton projet qu’aux compagnies susceptibles de s’y intéresser. Et avant de leur adresser ton dossier, passe-leur un coup de téléphone et renseigne-toi sur leurs exigences.

— Encore du travail, soupira Carmel.

— Eh, oui ! Tu ne vas tout de même pas expédier tes écrits à tout Paris. Tu ne ferais que briser les reins des facteurs et encombrer tes destinataires.

Tous ces conseils submergèrent Carmel. Il se pencha sur la table voisine et s’empara d’une carte des desserts. Stylo-plume à la main, il demanda à Magnus de répéter toute la démarche. Sans en omettre aucune, Robin nota les instructions de son camarade. Il cacha ensuite sous son manteau ce menu savamment enrichi. Grisé par ce vol, Carmel ne put s’empêcher de glisser une petite cuillère dans sa poche.


ISBN : 978-2-490091-99-7

20€


 
 
 

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