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Le Phonétographe


Auteur : Ali Saad

ROMAN

Prix en France : 17 € TTC

ISBN : 978-2-493992-02-4


Le caillou blanc prenait des reflets dorés sous les pieds de la femme.

Il commençait de rouler vers le bas de la colline. Il passerait devant la maison de Yacine avant de se précipiter vers la route tant la pente était abrupte à cet endroit. Il allait finir sa course sur les rangers d'un soldat de la troupe qui avait assailli le village la veille.

La femme continuait de monter vers le haut de la butte où se dressaient toutes les habitations rouges. Ses pieds nus connaissaient le chemin rocailleux dans ses moindres ornières. Il fallait qu'elle soit bien nerveuse pour qu'elle provoque un tel incident.

Le caillou fut d'abord pressé sous le poids de la femme puis lorsqu'elle avança, il fut propulsé vers le bas, c'est ce qui lui donna l'élan nécessaire pour atteindre la route. Cela faisait des siècles qu'il était là mais voilà l'armée avait pris possession du village à cause d'une décision politique prise à des milliers de kilomètres de là et avait rendu tous les villageois tendus. Sans cette décision, la vieille femme qui portait la jarre depuis la source n'aurait pas bousculé la pierre et celle-ci serait restée dans la place qu'elle occupait depuis la nuit des temps.

Le fonctionnaire en cravate dans son bureau parisien ne savait pas qu'en analysant le problème colonial, il changerait la place du caillou et provoquerait plus tard l'exode des paysans du village.

Il ne savait pas non plus que le bruit du caillou dans sa course réveillerait l'oncle Yacine dans sa sieste. Tous les villages de la région furent ainsi occupés. Le soleil brûlait sur les figues de barbarie. La femme pénétra dans la maison de terre et posa la jarre sur le sol. Les soldats ruisselaient dans leurs uniformes étriqués.

L'homme politique regardait par la fenêtre du ministère bien au-delà de la rue embouteillée, les péniches qui remontaient du sable le long de la Seine. Il ne pensait pas un instant que le décret qu'il avait prononcé dérangerait le siècle. La puissance des moteurs de la péniche allongeait une trace sereine sur la surface des eaux.

Le caillou finit par s'arrêter devant un soldat d'une vingtaine d'années. Celui-ci  baissa le regard et shoota dedans vers l'une des autres sentinelles. Cela lui rappelait l'époque où il était ailier droit dans l'équipe de deuxième division de Villeurbanne. Son équipe allait d'ailleurs monter au classement national lorsqu'il fut mobilisé pour partir à la guerre dans ce pays qu'il ne connaissait pas.

Tous les soldats maintenant participaient au match et s'exclamaient encore timidement lorsqu'un but était marqué.

Le caillou qui n'avait connu pendant des siècles, que les pieds nus et fatigués des femmes du village, commençait à s'ébrécher. Un vieillard s'approcha au milieu de la troupe pour tenter de récupérer la pierre ancestrale, devenue une sorte de ballon dérisoire entre les rangers noires des nouveaux joueurs. Mais à chaque fois qu'il voulut la saisir un autre coup l'emportait dans une autre direction. Et l'homme en burnous se relevait inlassablement et se dirigeait vers le caillou. Les trajectoires se multipliaient entre les militaires sans jamais décourager le vieil homme.

Il faisait déjà très chaud et sous les premiers oliviers, les enfants s'étaient regroupés pour observer, tristes, le match lamentable qui se déroulait sur la route. Le vieux monsieur restait imperturbable et continuait à vouloir reprendre le caillou. Sur son visage l'on comprenait que la situation aurait pû durer indéfiniment. Il ne marquait aucun signe d'impatience ni de nervosité. Il voulait simplement reprendre la pierre, qu'importait le temps que cela prendrait.

Ce sont les quatre jeunes gens qui commencèrent à s'énerver. Ils avaient même peur pour la santé de cet homme. Son souffle devenait de plus en plus lourd. Alors devant ce triste spectacle leur envie de poursuivre le jeu s'émoussa et la balle roula de moins en moins vite pour qu'enfin il puisse l'attraper. C'était leur façon de mettre un terme à ce jeu sans qu'ils ne perdent la face. Puis le caillou s'arrêta devant le premier soldat footballeur mais ses jambes n'eurent pas la force de bouger. Le  beau visage émacié du montagnard fatigué interrompait ce jeu devenu stupide.

Le militaire s'écria :

— Mais pourquoi voulez-vous à tout prix ce caillou, monsieur ?

Le vieillard marqua une pause et prit avec énormément de soin la pierre. Il respirait lentement  puis se redressa vers la jeune recrue.

— écoute, mon fils, je ne suis pas contre votre jeu, c'est même tout naturel. Mais vois-tu, ce caillou se tient depuis des décennies à la croisée des chemins entre la maison de Yacine et l'oranger du village. à cet endroit, tous ceux qui portent un fardeau à leur retour de la ville, s'arrêtent pour reprendre appui et leur souffle avant le dernier bout de chemin qui mène à leur maison. C'est une sorte de palier plat constitué par les pluies et où justement ce caillou fait partie de l'architecture. C'est aussi un lieu de rencontre.

« Tu vois donc que chaque habitant de ce village a besoin de ce caillou. Il fait partie de l'organisation même de la communauté. D'ailleurs sur les chemins rocailleux de cette région, apprends que toute pierre est là depuis des siècles et qu'elle remplit une fonction bien précise. C'est comme les bornes et les panneaux indicateurs de ton pays.

« Dans la nature, Dieu a disposé chaque chose à sa place pour celui qui veut bien regarder.

« Je te suis reconnaissant d'avoir cessé votre jeu et si tu veux nous trouverons bien une boîte de conserve pour que vous puissiez continuer à jouer. C'est ainsi que font les plus petits chez nous. »

Les enfants s'étaient lentement rapprochés de la troupe. L'un d'entre eux tendit une cruche pleine d'eau à leur pair tandis que les autres apportaient de quoi se rafraîchir aux soldats.

La sirène retentit et tout le monde s'affola. Les militaires se saisirent de leurs armes et se mirent à l’abri. On entendit les bruits des canons qui se rapprochaient. Les explosions se multipliaient. Des murs entiers étaient arrachés brutalement et les quelques maisons du bord de la route s’écroulaient les unes après les autres. Des avions passaient très bas au-dessus du village dans un vacarme effroyable.

Non loin de là, un petit garçon qui avait tout entendu, se tenait complètement recroquevillé sur lui-même. De ses bras maigres d'enfant, il avait enlacé de toutes ses forces le plus vieil olivier du village. Il restait ainsi accroché à son arbre les mains ensanglantées. Dans ses yeux, on ne pouvait plus rien lire.

Le vieux reprit le chemin qui monte calmement. Il tenait la pierre sous ses vêtements usés.

L'année 1956 prit fin.

 
 
 

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