top of page

Le Sillon de Pouchkine

André Cabaret

Roman historico-fantastique


Extrait :

Le séjour à Moscou courait à son terme. Ils étaient loin les premiers jours où les deux amis avaient bavardé du matin au soir  ; enfuies les innombrables visites, les rencontres, les promenades aux archives de la ville  ; et envolés les rendez-vous d’affaires. VéraAlexandrovna, l’épouse de Voïnytch, avait charmé Pouchkine. Lorsque son ami disparaissait dans son club anglais, où il jouait aux cartes jusqu’au matin, le poète lui tenait compagnie, conversait avec elle, se sentant rajeuni et à nouveau sûr de ses forces. VéraAlexandrovna jouait plutôt bien de la guitare, elle chantait aussi, et Pouchkine lui faisait doucement chorus. Une fois, le bouffon local, Ekim, vint à la maison. Il interpréta une chanson idiote qui commençait ainsi  :


Deux traîneaux, l’un avec des encoches, l’autre peinturluré…

Donne un coup de balalaïka, donne un coup de sifflet !


La chanson plut à AlexandreSerguéïévitch. Il copia les paroles, les apprit par cœur et, plusieurs jours durant, les fredonna à part lui…

Snéguirev ne manqua pas de rendre une visite « de courtoisie ». À cette occasion, Pouchkine se souvint qu’il n’avait plus jamais regardé le guide de Glinka. Il l’avait cependant emporté pour obtenir de nouveaux renseignements sur Moscou… Un soir, il le posa sur le guéridon à la tête de son lit. Mais ne l’ouvrit point.

Au matin du 19 mai, AlexandreSerguéïévitch écrivit une dernière lettre à sa femme. Il n’oublia pas de mentionner la maisonnette de Nachtchokine  : « La maison miniature est poussée à la perfection: il n’y manque plus que de petits hommes vivants  ! » Ayant écrit cela, il songea à sa fille Macha. Comme elle aurait été contente de voir l’arrangement de la petite maison, avec tous ces objets minuscules, exécutés avec une telle virtuosité que rien ne les différenciait des vrais, hormis la taille  !

De songer à sa fille ramena ses pensées vers Pétersbourg. Il se dit qu’il n’avait pas travaillé autant qu’il l’aurait souhaité aux archives de Moscou, et que tous les rendez-vous prévus ne s’étaient pas concrétisés… Il y avait tout de même eu de bons moments. Par exemple  : la réconciliation avec Sologoub. Quant à la maisonnette, c’était une pure merveille dont on ne se lassait pas. C’est alors qu’il se rappela que, le jour de son arrivée, Nachtchokine lui avait parlé d’une petite surprise. Il avait dû oublier  ; ou bien le projet n’avait pas abouti…

AlexandreSerguéïévitch termina sa lettre, demeura allongé, réfléchissant à PierreleGrand et à la portée de son action pour la Russie.

Nachtchokine se leva tard comme à l’accoutumée  ; et on ne le vit pas paraître au salon avant l’heure de midi bien sonnée.

« Où est VéraAlexandrovna  ? s’enquit Pouchkine.

— À la messe, renvoya Voïnytch en bâillant.

— Où cela  ?

— Chez Pimène.

— Ah ! quel dommage. Aussi, pourquoi laisser ta femme aller seule chez Pimène  ?

— Parce que je la laisse aller chez un vieux Pimène et non point chez un jeune  !

Tous deux éclatèrent de rire. Puis Pouchkine demanda soudainement  :

— Voïnytch, où est donc la surprise promise  ? Tu voulais me jouer un tour ou tu as oublié  ?

Nachtchokine manifesta de la joie  :

— Tu t’en souviens donc  ! C’est pour aujourd’hui. Quelle heure est-il  ? Bientôt deux heures… Tu la verras donc dans une petite heure.

— Je verrai quoi  ?

 — La surprise  ! — Nachtchokine jouait l’énigmatique. La sur-pri- se… »


L’horloge sonna trois coups. Un domestique vint annoncer « quelqu’un ».

« Fais vite entrer, dit impatiemment le maître de maison  ; puis, à Pouchkine  : La « surprise », elle est venue. Prépare-toi.

Un homme maigre, pas très grand, franchit le seuil en biais, d’un pas indécis. Ses yeux étaient frappants  : très profondément enfoncés, avec des pupilles dilatées. On eût cru qu’il regardait à travers les choses qui l’entouraient. Dans ses mains, il tenait une boîte ficelée à l’aide d’une grosse courroie. Nachtchokine déclara  :

— Permets-moi, cher ami, de te présenter monsieur Tironi. Il vient d’arriver d’Italie. Le mieux est qu’il te montre la surprise lui-même.

L’Italien s’inclina, sans dire un mot. Pouchkine garda le silence, incertain quant à la suite. L’Italien posa la boîte sur une table et défit la courroie. Puis il ôta le couvercle. Pouchkine aperçut un objet étrange composé d’un tambour oblong auquel était fixée une manivelle  ; au-dessus du tambour se trouvait un mince feuillet en métal au milieu duquel saillait une pointe en fer  ; les bords du feuillet se recourbaient vers le haut en se resserrant : on obtenait quelque chose qui ressemblait à un potiron métallique, pareil aux citrouilles que Pouchkine avait vues naguère en Moldavie. On s’en servait parfois, après les avoir évidées, comme récipients pour des liquides.

L’Italien rectifia quelques fixations, actionna la manivelle qui fit tourner le tambour. Il soupira, se pencha sur le potiron métallique et, approchant ses lèvres de l’ouverture supérieure, se mit tout à coup à chanter. Sa manière différait sensiblement de la façon dont on chante en Russie. Le son ne provenait pas du tréfonds des poumons, mais vibrait, grelottait et était inhabituellement aigu. Néanmoins la chanson était belle. Nachtchokine et Pouchkine échangèrent un regard.

— C’est une chanson napolitaine, finit par déclarer Tironi, et il se tut, en attente de quelque chose.

— Pourquoi a-t-il apporté ce machin  ? s’impatienta Pouchkine. Et pourquoi a-t-il chanté dans le potiron  ? Était-ce exprès, pour déformer sa voix et créer un timbre inimitable  ?

Nachtchokine sourit malicieusement et secoua la tête :

— Tu ne devineras jamais. Car c’est cela la surprise.

Il fit signe à l’Italien. Lequel refit tourner le tambour. Quelque chose grésilla  ; on entendit de légers criquelis. Et soudain, hors du potiron, jaillit une voix qui chantait la chanson napolitaine. La voix ressemblait à celle de Tironi, mais elle sonnait plus faiblement, comme enrouée. Cependant il s’agissait bel et bien de l’interprétation que Pouchkine avait ouïe quelques minutes auparavant. Il perçut la même anicroche d’intonation qu’il avait involontairement notée dans le chant de Tironi.

Il y avait un aspect hallucinant dans tout cela. Tironi avait réussi à fourrer sa voix dans le potiron, et celui-ci la restituait  !

Nachtchokine était content  : son ami avait été stupéfié.

— Comment diantre fait-il, Voïnytch  ?

Le poète n’y comprenait goutte.

L’Italien se tenait silencieux près de la table.

— Viens, dit Nachtchokine, je vais te montrer. Tu vois ce tambour, là  ? Du métal l’enveloppe  : c’est une feuille d’étain. (« C’est bien cela », confirma Tironi.) Quand on parle dans cette ouverture (« Dans le potiron ? » s’extasia Pouchkine, et l’autre opina) les vibrations de l’air font vibrer le feuillet muni de la pointe. Alors des sillons s’impriment à la surface de l’étain. Tu les vois, n’est-ce pas  ? (« Des sillons  ? Tiens, tiens… »). Ensuite, si on fait de nouveau tourner le tambour, la pointe palpe les sillons, en quelque sorte, et vibre à son tour, ce qui fait vibrer le potiron et engendre les sons. As-tu compris maintenant que c’est un prodige  ? Et puis, si on change la feuille d’étain, on peut se constituer toute une bibliothèque sonore  !

L’Italien s’empressa de défaire les fixations  ; il enleva le tambour qu’il rangea dans sa boîte et en sortit un autre qu’il plaça dans l’appareil. La feuille d’étain était vierge. Nachtchokine poussa Pouchkine du coude  :

— C’est à ton tour, mon ami. Récite-nous tes vers. Ensuite nous t’écouterons.

AlexandreSerguéïévitch se sentit soudain mal à l’aise. Une crainte enfantine le poignit. Quelque chose de l’au-delà émanait de l’appareil  : or le poète Pouchkine était superstitieux. Voïnytch l’amena presque de force au pavillon du potiron et l’exhorta :

— Hardi, mon brave  ! Récite.

— Mais quoi  ? Pouchkine était éperdu, comme un petit garçon. Des vers  ?

— N’importe. Quelque chose de court.

Aux premiers mots, la voix de Pouchkine fut difficilement reconnaissable. Puis, peu à peu, la musique des vers s’empara de lui  ; sa voix s’affermit, devint sonore. Il s’agissait de cet extrait d’Eugène Onéguine, où le héros refait le chemin de Tver que Pouchkine avait parcouru récemment.


Souvent dans mon exil amer,

Dans mon existence d’errant,

Moscou, je pense à toi – Moscou…

Comme est évocateur ce mot

Pour tous les cœurs de tous les Russes,

Combien il signifie de choses…


Après l’ultime mot, un soupir profond ébranla Pouchkine. Et en lui-même il se dit  : « Bravo   ! Notre bon ami Dmitriev n’est pas le seul à bien savoir parler de la ville   ! Nous aussi nous sommes bons. » Sur quoi il s’éloigna de la table.

Tironi cessa de manœuvrer la manivelle   ; il déplaça l’aiguille et remit le tambour en mouvement. D’abord des parasites rendirent la voix inaudible   ; puis elle franchit ces obstacles, et la voix du poète retentit à nouveau dans la pièce. AlexandreSerguéïévitch écoutait et ne se reconnaissait pas. Il n’y avait rien, lui parut-il, qui ressemblât à sa voix dans ces sonorités sourdes. Il jeta un coup d’œil à Nachtchokine, lequel lui répondit par un sourire radieux   :

—  Une similitude totale   ! Si on ferme les yeux, on jurerait que c’est toi qui parles. J’ai acheté cet engin à Tironi. Mille roubles. Tout Moscou va pousser un « Ah   ! » de saisissement quand je lui aurai fait entendre la voix de Pouchkine  ! Ébahis   ! Ils vont être ébahis. Demain nous offrirons cette petite surprise à ma femme. Elle en restera sans voix   ! Quant à Tironi, il m’a promis d’en fabriquer un autre. J’en ai commandé un pour toi. Et pour personne d’autre. Un chez moi, à Moscou, un chez toi, à Pétersbourg. Et c’est tout   ! »


Ensuite, ils burent du thé. Tironi était parti, avec force courbettes et remerciements. Le soir, avant de s’endormir, AlexandreSerguéïévitch songea longuement à la « surprise » de Nachtchokine. Il prit un papier et écrivit  : « Tironi. 19 mai 1836. Chez Nachtchokine. Potiron et tambour. Lu un extrait d’E.O. sur Moscou. » Il glissa le papier dans le livre de Glinka, là où les ruines romantiques ouvraient la vue sur le Kremlin. Puis il chercha le sommeil.

Demain ce serait la route, Pétersbourg, les soucis… Les sempiternelles « pensées pétersgourgeoises » l’accaparèrent, chassant Tironi, la voix conservée et l’étonnement devant l’inexplicable. Il se souvint qu’au cours du dîner d’adieu, il avait renversé de l’huile sur la nappe. Nachtchokine l’avait gentiment grondé   :

—  Quel maladroit   ! Tu laisses échapper tout ce que tu prends.

Et lui, saisi par quelque noir pressentiment :

— Bah, ce n’est rien, j’assume  !»

VéraAlexandrovna l’avait regardé avec frayeur. Nul d’entre eux ne savait qu’ils n’auraient plus jamais l’occasion de se revoir. 


*


Pouchkine avait séjourné dix-huit jours chez les Nachtchokine, et maintenant il était pressé. C’est pour cette raison, sans doute, qu’il laissa beaucoup de choses derrière lui. PavelVoïnovitch les rangea soigneusement, dans l’attente du retour de son ami. Le livre de Glinka était du nombre.

Les envols et les chutes que nous réserve le destin, nul ne les connaît à l’avance. Un an plus tard, Pouchkine était tué en duel. Quant à Tironi, on perdait sa trace. Et lorsque Nachtchokine voulut écouter la voix de son ami défunt, il hésita, atermoya, finit par renoncer… La boîte fut d’abord mise à l’écart dans un coin du cabinet, puis rangée dans un placard. Des jours noirs advinrent pour Nachtchokine et sa famille. Déménagements fréquents, appartements de plus en plus petits, dettes en augmentation, tout allait de pis en pis, l’aisance refluait avec les affaires qui se raréfiaient. Fin 1854, Voïnytch mourut. Sa célèbre maisonnette et d’autres raretés avaient déjà été vendues depuis longtemps pour éponger les dettes. De nombreux livres échouèrent chez les bouquinistes  ; et parmi eux l’ouvrage de Glinka que Pouchkine avait oublié sur un guéridon. Le destin tissait sa trame subtile, dont les motifs n’étaient connus que de lui seul.


Pour découvrir ce roman, c'est sur notre site :

 
 
 

Comments


bottom of page