top of page

Le sommeil de la Raison. T I.

Guillaume Rolet

Collection Fiction

Roman historique

Extrait :


Les cavaliers traversèrent au galop le village de Sobral dans un bruit assourdissant de claquements de sabots, de cliquetis de brides et de mors, d’aboiements de chiens et de cris d’enfants.

Penchés sur l’encolure de leurs chevaux, ils n’eurent pas un seul regard pour les habitants qui étaient accourus, mi-craintifs mi-curieux, pour les voir passer. Ils accélérèrent pour gravir la colline qui dominait le village. Une fois arrivés au sommet, celui qui menait la course tira avec force sur les rênes de sa monture en lui tordant les mors dans la bouche. Le cheval répondit immédiatement au commandement, agita la tête et souffla bruyamment en frappant le sol de ses sabots. Ses flancs dégoulinaient de sueur. Son maître, un homme de grande taille, mince, au visage étroit et pâle, dominé par un long nez aquilin, reprit plus bas les rênes en tapotant l’encolure de sa monture, comme pour la féliciter. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers le reste de la troupe qui arrivait en ordre dispersé.

Le lieutenant-général Arthur Wellesley, vicomte Wellington de Talavera et Wellington, baron Douro et de Welleslie dans le comté de Somerset, commandant du corps expéditionnaire anglais dans la péninsule ibérique, maréchal de l’armée portugaise, venait de parcourir deux jours durant les collines qui s’étendaient en arc de cercle depuis l’Atlantique jusqu’au Tage et formaient une barrière naturelle qui fermait l’accès à la péninsule de Lisbonne. Depuis la position qu’il occupait, il avait une vue, au nord, sur l’extrémité sud de la serra de l’Estralla, à l’est, sur le Tage, qu’il devinait à une vingtaine de kilomètres, et, à l’ouest, sur la rivière Zizandre, qui serpentait en direction de Torres Vedras, petite ville située à une quinzaine de kilomètres, enfin, encore au-delà, vers l’océan Atlantique. Cette ligne s’étendant du Tage, passant par Sobral de Monte Agraço et Torres Vedras au centre, et atteignant l’Atlantique, allait être, dans son plan, sa première ligne de défense. Il y aurait deux autres lignes derrière celle-là. La seconde, à une quinzaine de kilomètres plus au sud, passerait par le contrefort de Tojal, le sommet de Montechique et le ravin de Chileiros. La dernière, située non loin de Lisbonne, relierait Santarem, Loures, Sabugo et Cintra. Cette dernière ligne serait destinée à couvrir un rembarquement de son armée à partir du port de São Juliaõ. Protégée par la Royal Navy, elle serait impossible à attaquer. Cependant, l’hypothèse d’un rembarquement ne devait pas être négligée.

Tout était clair dans son esprit. Son plan se fondait d’abord sur un postulat : Lisbonne et ses environs immédiats étaient les plus défendables de toute la Péninsule ibérique, avant même Cadix ou Gibraltar. Ensuite, il s’appuyait sur une constatation : la défaillance  bien connue du système de ravitaillement français. Son plan devait donc permettre d’associer ces deux idées : rendre inexpugnable la péninsule de Lisbonne pour que les Français viennent buter contre elle et soient dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins. Alors, avec le temps, leur nombre se retournerait contre eux et leur armée finirait par se déliter d’elle-même. Il avait estimé que les Froggies, pour avoir une chance de réussir, étaient obligés de rassembler une force d’au moins cent mille hommes… Cent mille hommes qui ne parviendraient pas à se nourrir.

Pour atteindre cet objectif, son plan reposait sur trois tâches essentielles. La première était évidemment la construction des lignes de défense contre lesquelles les divisions de Boney viendraient s’amasser. C’était la clef du succès. La seconde devait compléter l’isolement de l’armée française. Pour cela, il allait mobiliser l’Ordonanza . Non seulement cette milice augmenterait le volume de ses forces mais surtout l’aiderait à confiner encore plus l’armée d’invasion en lui ôtant toute liberté d’action. L’Ordonanza, renforcée par les guérillas, aurait pour mission de harceler les convois, détachements, courriers et traînards ; elle ferait régner la terreur. La dernière tâche était la plus délicate à mettre en œuvre car il lui faudrait convaincre le Conseil de Régence . Il savait déjà qu’il devrait faire face à une violente opposition. Et pour cause, cette dernière tâche avait pour but de transformer en un vaste désert les régions que les Français étaient susceptibles de traverser ou d’occuper. Il allait recourir à la politique de la terre brûlée. Les Français ne seraient pas vaincus dans des batailles rangées, ils seraient vaincus parce qu’ils n’arriveraient pas à se nourrir. Son plan était un terrible piège. Il serait aussi sa plus grande réussite. Une réussite personnelle qui le ferait entrer dans l’Histoire.

Un plan qui devait demeurer secret jusqu’au moment où les Français se rendraient compte, avec effarement, qu’ils ne pourraient plus ni avancer, ni reculer, ni survivre et qu’ils seraient condamnés. Le secret de ce projet était d’une telle importance que, au sein même de son état-major, rares étaient les officiers dans la confidence.

Lui-même, quand il avait quitté Badajoz, n’avait ni dit où il se rendait ni ce qu’il allait faire. Il avait simplement déclaré qu’il partait en inspection. Finalement, seuls ceux qui l’accompagnaient, son aide de camp, Fitzroy Somerset, le lieutenant-colonel Fletcher, son chef du génie, les lieutenants-colonels Murray, quartier-maître  général de son armée, et d’Urban, celui de l’armée portugaise, mesureraient bientôt l’étendue de son plan lorsqu’il leur remettrait le mémoire qu’il avait ébauché. Cette reconnaissance lui avait permis de finaliser le tracé des lignes. Il n’y avait rien de mieux que de voir le terrain... De s’en imprégner. Il avait pensé à tout. Certes, il s’était appuyé sur des travaux qu’un officier portugais, un certain José Maria das Neves Costa, avait effectués quelques années auparavant. Un travail somme toute assez sérieux pour un Portugais mais auquel il avait apporté une véritable vision tactique plus judicieuse et concrète. Il était passablement fier de lui. Il sourit.

Ce plan allait surprendre tout le monde. Les Froggies en premier lieu, c’était le but, mais également Whitehall , les Portugais et les Espagnols et, au-delà, l’Europe !

Il se redressa sur son cheval, un étalon de robe alezane, et sortit sa lunette de son étui. Fletcher, d’Urban et Murray s’étaient arrêtés à distance respectable, silencieux, comme s’ils ne voulaient pas le déranger. Il faut dire qu’il n’avait rien fait pour les mettre à l’aise. Au contraire même… Pendant ces deux jours, il avait fait preuve d’une humeur exécrable, laissant filtrer ses préoccupations, ses doutes et son agacement.

Et il y avait de quoi. Depuis sa prise de commandement, il s’était épuisé à batailler sans cesse. Paradoxalement, les Français n’étaient pas ceux qui lui posaient le plus de difficultés, ni, finalement, les Espagnols ou les Portugais, malgré leurs chicaneries perpétuelles. Non, il devait ses préoccupations et son agacement à ses propres chefs, politiques et militaires, ainsi qu’aux lourdeurs du système bureaucratique imaginé depuis des décennies par le Parlement, pour conserver son contrôle sur l’armée. C’était effarant. Se rendait-on compte qu’il faisait la guerre ? Il haussa les épaules. Il n’en avait pas l’impression. Tout était d’une complexité extrême. À croire que c’était fait exprès !

Il lui suffisait de prendre pour exemple les demandes de renforcement qu’il exprimait. Elles nécessitaient de sa part des dizaines de correspondances adressées à pas moins de six cabinets ministériels et au commandant en chef. Pour avoir une chance d’aboutir, elles devaient être approuvées par tous. En premier lieu, il les soumettait au Premier Ministre, ensuite au secrétaire d’État pour la Guerre et les Colonies  puis à celui des Affaires étrangères. C’étaient eux qui définissaient les objectifs de la politique étrangère et donc décidaient de la pertinence ou non du renforcement de l’armée. Par moments, il avait l’impression qu’ils se fichaient des raisons qu’il leur donnait. Mais cela ne se terminait pas là. Ses demandes passaient de bureau en bureau. Le Master General of the Ordnance  était obligatoirement consulté pour ce qui touchait à l’artillerie et aux munitions ; celui-ci devait également donner son accord ou non sur le déploiement des unités d’artillerie et du génie. Ensuite, c’était au Premier Lord de l’Amirauté que revenait la décision de réquisitionner les transports et de coordonner les missions des navires de la Royal Navy. Or, sans transports, pas de renforts. Le Chancelier de l’Échiquier, à son tour, intervenait pour donner au Commissariat les directives nécessaires afin d’assurer le soutien logistique de la force. Le commandant en chef de l’Armée, en fonction de la liste de l’Armée, désignait les unités aptes à servir à l’étranger. Enfin, le secrétaire d’État à la Guerre était responsable de coordonner les ordres de mission et de mouvement pour diriger les troupes vers leurs lieux d’embarquement. Un chemin de croix qui consommait du temps et une énergie considérable… Un luxe dont il ne disposait pas.

Et, cerise sur le gâteau, chaque année, le Parlement renouvelait son contrôle sur l’armée en votant le Mutiny Act  sans lequel cette dernière ne pouvait exister. Ce qui voulait dire que, du jour au lendemain, l’armée pouvait être dissoute !  Les généraux de Boney n’étaient pas confrontés à de telles tracasseries.

Il sentit une immense fatigue l’envahir. Pas une simple fatigue due à un manque de sommeil ou à un excès de travail, plutôt une lassitude provoquée par une succession de situations plus éprouvantes moralement les unes que les autres. Il avait envie de tout envoyer valdinguer. Ce n’était pas la première fois.

Il avait eu beau s’en ouvrir aux responsables : à Portland , Bathurst et Castelreagh , à ses frères, Richard et Henry, ainsi qu’au général Sir David Dundas, le commandant en chef de l’Armée, cela n’avait rien changé. Finalement, il se sentait seul. Sa tâche était exténuante. Ses yeux bleus prirent une teinte glacée.

S’il n’y avait que cela, il prendrait son mal en patience et trouverait des solutions. Mais non, il y avait pire : les directives de Castelreagh étaient absurdes. Des instructions alambiquées, contradictoires, qui traduisaient la profonde incertitude, voire l’embarras, qui régnait à Londres pour tout ce qui touchait aux affaires de la Péninsule . En substance, elles stipulaient que la défense du Portugal devait être l’essentiel objet de son attention. Très bien… Il l’avait compris ainsi. Mais comme la sécurité du Portugal devait être assurée dans le contexte général de la défense de la Péninsule, prise au sens large, Sa Majesté le laissait seul juge pour décider de la meilleure manière de conjuguer ses efforts avec les troupes espagnoles et portugaises pour le bien de la cause commune. On lui laissait une grande marge de manœuvre et il avait apprécié cela… Mais voilà. Quelques jours plus tard, Castelreagh avait précisé qu’une entrée sur le territoire espagnol ne pouvait se faire qu’avec l’accord préalable du gouvernement.

Un pas en avant, deux pas en arrière. C’était démoralisant. On lui liait les mains. C’était frustrant et tellement caractéristique à la fois... À système absurde, directives absurdes !

La conduite de la guerre demandait une vision stratégique que Whitehall, Downing Street et les Horse Guards  n’avaient pas. Il ricana. Un grincement sinistre. Surtout les Horse Guards. Il leva les yeux au ciel.

Malgré ses succès au Danemark en 1807, à Vimeiro contre Junot, l’année passée, à Oporto, au printemps, contre Soult, et même dernièrement, à Talavera, contre Joseph, Jourdan et Victor, on se méfiait toujours de lui. On ne veut voir en moi, aux Horse Guards, qu’un général de cipayes. C’était désespérant. Pire… Comme j’ai été membre du Parlement et que je suis lié à des personnalités qui ont ou occupent des postes dans les ministères, ils pensent que je ne suis qu’un général politique...que je ne suis pas un vrai soldat.

Un rictus se dessina sur ses lèvres fines et serrées. Un rictus dédaigneux. Que veulent-ils donc ? Quelle preuve supplémentaire ? C’était à peine croyable ! Certes, il avait beaucoup d’ennemis mais cette méfiance ressemblait à de l’acharnement ! Le duc d'York  ne l’aimait pas. C’était clair et il le savait. Le butor n’avait pas caché son hostilité quand il avait été choisi pour prendre la tête de l’armée. C’était une vieille rancœur qui datait de son temps en Inde, quand on l’avait désigné pour mener la campagne du Mysore . À cette époque, le duc avait affirmé, à qui voulait l’écouter, qu’il le trouvait trop ambitieux et peu digne de confiance. Peu digne de confiance ! Depuis, il dit qu’il me trouve beaucoup trop jeune sur la liste des généraux. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Il n’a pas tort sur ce point-là. Des cent trente lieutenants-généraux inscrits sur la liste, il était le quatrième en partant de la fin… Or, le duc était attaché à l’importance de l’ancienneté, au risque de nommer un vieillard sénile ou un incompétent, pourvu que ceux-ci soient inscrits en haut de la liste ! Le Roi, en personne, avait également émis des doutes à son sujet quand Castelreagh l’avait proposé pour remplacer Craddock . Toujours pour le même motif. Ce système était absurde, dépassé, archaïque, dangereux aussi. Il méprisait York et les ronds-de-cuir des Horse Guards. York n’avait pas brillé dans les Flandres et, en ce qui concernait les seconds, pour beaucoup d’entre eux, leur connaissance de la chose militaire se résumait aux parades millimétrées des régiments des Gardes.

Il pointa sa lunette vers le nord, immédiatement imité par ses officiers.

Les Froggies viendront par-là, pensant m’acculer à la mer. Je vais les amener aux pieds de mes lignes. Ils s’y casseront les dents et mourront de faim… Il hocha la tête. Que Whitehall et Downing Street me donnent les 30 000 hommes que je leur demande. Alors, ravitaillé par la Navy, disposant d’artillerie et de cavalerie en proportion, appuyé par les régiments portugais que Beresford restructure, je tiendrai le Portugal utile contre n’importe quelle armée que Boney décidera de m’envoyer et ce, même si l’Espagne entière tombe entre ses mains. Il savait qu’il n’y avait rien de moins sûr.

Quelques jours auparavant, Henry  lui avait écrit que Lord Grenville, un Wigh , s’était une nouvelle fois exclamé aux Communes que le Portugal était de loin le pays le moins défendable de n’importe quel pays d’Europe ! Il avait surenchéri en affirmant que c’était de la folie que de renforcer l’armée ! Plus agaçant, son frère l’avait informé que Liverpool , un Tory – Ma propre famille politique ! – avait, en privé, cité plusieurs lettres d’officiers en poste au Portugal qui doutaient du succès, et, pire, étaient convaincus de la nécessité d’évacuer le pays !

Good Lord ! Il n’agissait que dans l’intérêt de l’Angleterre et, pourtant, il s’usait chaque jour à contrecarrer les manœuvres des politiciens de son propre pays.

Ils ne pensent qu’à leur carrière, à leurs intérêts et à rien d’autre... Au besoin, ils m’abandonneront à la vindicte populaire… Sans aucun état d’âme…

Le souvenir amer des lendemains de Vimeiro était toujours bien vivace en lui. La presse s’était déchaînée en apprenant que, selon les termes de la convention de Cintra, l’armée de Junot serait rapatriée en France avec armes et bagages. Il avait été sommé de rentrer en Angleterre, avec Burrard et Dalrymple, les deux vieux généraux incompétents que York avait nommés à la tête de l’armée, au nom de la sacro-sainte liste. La foule l’avait sifflé. Ils étaient passés devant une commission d’enquête. Dalrymple avait essayé de lui faire porter le chapeau. Finalement, ils avaient été relaxés mais le Roi l’avait envoyé en Irlande. Il avait craint qu’on ne l’oublie. Il se sentait encore meurtri.

C’était l’échec de l’expédition de Moore qui lui avait permis de revenir sur le devant de la scène. Grâce à elle, il avait obtenu une seconde chance. Et tout avait bien commencé : il avait chassé Soult du Portugal, était entré en Espagne pour battre Victor et Jourdan.

Il pointa sa longue-vue en direction de la plaine qui s’étendait à ses pieds. Elle serait bientôt parsemée d’obstacles.

Il avait eu tort d’entrer en Espagne. Il avait cru alors pouvoir prendre Madrid...

Et puis il y avait eu cet incompétent de Cuesta, dépourvu du moindre talent militaire ! Comme la plupart des généraux espagnols… J’étais dépendant des Dons  pour l’approvisionnement et les moyens de transport. Que ne me suis-je rappelé les déboires de Moore ! Ne jamais faire confiance aux Espagnols ! Pitoyables alliés... Leurs armées vont de défaite en défaite... Il n’y a que les guérillas qui offrent une certaine résistance aux Français… Il serra violemment sa longue-vue au point que ses phalanges devinrent toutes blanches. Et moi ? Je n’ai pas fait preuve non plus de beaucoup d’imagination tactique... Je dois apprendre encore... Heureusement, les Froggies ne m’ont pas poursuivi... Sinon, ils m’auraient enlevé mes traînards et j’aurais dû abandonner mes bagages et mes canons... Cela aurait été désastreux... L’Angleterre aurait perdu une large partie de son armée et moi, ma place ! Heureusement que la discorde et les jalousies, chez les Français, me servent... Il n’y a pas d’ensemble dans leurs opérations, ils sont prêts à ne pas se soutenir ou à se mettre des bâtons dans les roues… Les avantages qu’ils remportent sont à chaque fois rendus illusoires par leurs propres erreurs et discordes.

Talavera n’avait été qu’un demi-succès, même si le compte rendu qu’il en avait fait ne le laissait pas deviner . Quoi qu’il en soit, pour lui, et c’était le plus important, il avait perdu une campagne. L’opposition Whig avait parlé d’une victoire à la Pyrrhus... Elle n’avait pas tort : plus de six mille hommes de bonnes troupes britanniques hors de combat. Il avait dû battre en retraite. Une terrible retraite. Il avait même craint que l’armée ne se désagrège, comme celle de Moore. Plus d’un millier de blessés laissés à Talavera avaient été capturés par les Français, plusieurs centaines d’autres avaient succombé lors de la retraite. Il s’était rétabli derrière le Tage, à son point de départ. Puis, à Badajoz, début septembre. L’armée était toujours en train de panser ses plaies.

Pour ne rien arranger, les nouvelles du reste de l’Europe n’étaient pas rassurantes. Boney, après sa victoire de Wagram, aurait les mains libres et pourrait jeter des dizaines de milliers d’hommes dans la Péninsule. Peut-être viendrait-il en personne ! Alors, les Français auraient le directeur suprême qui leur faisait tant défaut. La situation risquait de changer dans les mois à venir. Or, il avait besoin de temps pour mettre en œuvre son plan…

Il était en colère contre lui-même. Son bilan était finalement plus que mitigé. On le critiquait au sein de son propre état-major. Il sentit une nouvelle vague d’amertume et de colère le submerger en pensant à ces lettres d’officiers, empreintes de défaitisme, dont les extraits s’étalaient dans le London Times, The Times, le Morning Chronicle et dans d’autres journaux. Critiques que des hommes politiques relayaient. Après tout, ils avaient peut-être raison. Il ne fallait pas qu’il se mente. Sa dernière campagne avait été un échec. Il avait failli y perdre l’armée qu’on lui avait confiée ! Au fond de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait peut-être gâché sa chance...

Ai-je agi par vanité ? Orgueil ? Les critiques de Londres étaient un rappel à l’ordre. Je ne dois pas mettre en danger l’armée. Je dois faire durer la guerre. C’est une leçon pour moi ! Beaucoup me jalousent. Son frère Henry en était persuadé. Quant à lui, il avait l’impression de vivre une cabale. Il fit une moue dubitative. Non, ce serait vraiment étonnant. L’Angleterre n’a pas d’autres généraux que moi ! Il poussa un long soupir. Un soupir qui semblait provenir du plus profond de son être. Un soupir désabusé. Il pointa une nouvelle fois sa longue-vue en direction du nord.

C’est vrai que les Portugais allaient souffrir. Le Portugal, au-delà de la première ligne de défense, serait transformé en désert... Il y ordonnerait le dépeuplement et la dévastation. Il y ferait détruire les routes et les ponts, les moulins, les récoltes. Tout ! Son plan requerrait d’énormes sacrifices qui reposeraient sur le peuple portugais. Il en était conscient. Tout ce qui ne pourrait être transporté serait détruit ! Et ceux qui refuseraient d’obéir ou qui cacheraient leurs biens seraient passés par les armes ! Il faudra des exemples pour motiver l’ensemble. Des dizaines de milliers de Portugais allaient tout perdre. Beaucoup mourraient… Mais pouvait-il faire autrement ?

Antonio Da Sousa s’opposera à mes mesures. Da Sousa était le Principal du Conseil de Régence. Il veut que je livre une grande bataille le long de la frontière comme celle de Talavera. Or, je ne peux m’y risquer. Il faut qu’il comprenne que notre seule chance de réussir est d’attirer les Français toujours plus loin de leurs bases, jusqu'au pied des lignes que je vais construire. Il faut qu’il comprenne que le temps joue pour nous, qu’il sera notre meilleur allié. Il se rappela le dernier entretien qu’il avait eu avec Da Sousa. Un entretien extrêmement tendu. Comme si je n’avais que ça à faire : m’occuper des états d’âme des uns et des autres, m’échiner à les convaincre. Damn it ! On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ! Il vaut mieux qu’une partie du Portugal souffre, plutôt que de perdre Lisbonne ! Il devra… Ils devront le comprendre d’une manière ou d’une autre !

Da Sousa. Le Conseil de Régence. Les Portugais. Il n’éprouvait que mépris envers eux. Il les considérait comme indolents et arriérés. Leur Régent  n’avait même pas eu le courage de défendre son peuple et s’était enfui au Brésil, la veille de l’entrée de Junot dans Lisbonne. Il s’étira sur sa selle. L’indépendance du Portugal n’était qu’une vue de l’esprit de toute manière. Ses frères l’avaient mis au courant qu’un traité de commerce serait négocié, dans les mois à venir, avec le gouvernement du Régent . Ce traité ouvrirait les portes du Brésil... Les intérêts commerciaux du Portugal continental en prendraient un coup. Il y aura des répercussions évidentes. Sans doute de nombreuses fermetures de manufactures. Des troubles... Il fronça les sourcils. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment. Il se passa la main sur le menton. Non décidément, ce n’était vraiment pas le meilleur moment d’autant que la chasse aux Franchipanas et autres Jacobinos  n’était pas terminée. Ce traité risque de renforcer leur position ! Or, il n’était pas en bons termes avec le Conseil de Régence. S’il pouvait s’appuyer sur Dom Miguel Forjaz, le secrétaire du Conseil, un inconditionnel de l’alliance avec l’Angleterre et le responsable de la conduite de l’effort de guerre, il était en opposition ouverte avec Da Sousa. Quel ingrat ! Da Sousa oublie que Saint-James soutient la Régence à hauteur de 600 000 livres par an ! Downing Street l’avait averti que cette aide allait passer à 980 000 livres !

Da Sousa avait presque réussi à isoler Forjaz. Il allait falloir le surveiller, éventuellement l’évincer. Il devrait user de son influence. Il se sentait seul. Il allait devoir se débrouiller, prendre les coups, se démener pour imposer ses décisions. Whitehall, comme le Conseil, le critiquerait, bien sûr. On lui reprocherait certainement sa politique de désertification et son manque d’humanité. Son cheval s’ébroua, rappelant son maître à la réalité. Il replia d’un coup sec sa longue-vue et la replaça dans son étui.

Son plan allait lui permettre de se relancer, même s’il avait la conviction d’être le seul à y croire. Il réussirait parce qu’il le voulait. C’était aussi simple que cela.

Il transformerait le Portugal utile en un camp retranché dont Napoléon lui-même serait incapable de le chasser. Un camp retranché à partir duquel, quand le moment serait venu, il pourrait lancer ses opérations en Espagne et au-delà. Le reste du Portugal ne l’intéressait pas. N’en déplaise à Da Sousa !

Il se tourna vers le groupe de cavaliers qui attendait. Il appela le colonel Fletcher.

— Richard ! Approchez, je vous prie ! Je vais vous expliquer ce que j’attends de vous...

Oui, il allait réussir. Il allait entrer dans l’Histoire comme le général qui aura vaincu la France et son Empereur. Il mettrait le temps qu’il faudrait, mais ce dont il était certain, c’était que finalement il réussirait. La dernière victoire n’était-elle pas la seule qui comptait ? Il saurait forcer la main de ces foutus politiciens. Il les mettrait face à leurs responsabilités. Alors, on le célébrerait. On parlerait de lui comme du meilleur chef militaire que l’Angleterre ait jamais connu… depuis Malborough ! 

Il eut de nouveau un long soupir mais, cette fois-ci, son visage, généralement si impropre à l’expression du plaisir, s’ouvrit et se dilata de joie. Ses doutes s’étaient évaporés. Tous ses doutes, sauf un : il ne fallait pas que les Français découvrent son plan. Condition sine qua non.

Or, pour pallier les déficiences de ses propres services de renseignement, il avait imaginé que certains de ses officiers courent tous les dangers en parcourant les lignes françaises pour le renseigner. Ces officiers avaient montré la pertinence de leur mission lors de la dernière campagne. Mais si ces satanés Froggies se mettaient dans la tête de faire la même chose ? Il savait que les Français étaient pleins de ressources. Après tout, leurs aides de camp, malgré les dangers qu’ils courent, n’hésitent pas à parcourir les routes d’Espagne. Il suffirait de quelques officiers déterminés et mon plan ne tiendrait pas une seconde. Je perdrais mon effet de surprise…

Alors, sa stratégie s’effondrerait comme un château de cartes. Et lui, Arthur Wellesley, vicomte Wellington de Talavera et Wellington, baron Douro et de Welleslie dans le comté de Somerset, commandant du corps expéditionnaire anglais dans la péninsule ibérique, maréchal de l’armée portugaise, serait balayé. Militairement tout d’abord, politiquement ensuite… Il retournerait au néant ! Et cela, il ne pouvait l’accepter.


ISBN : 978-2-490091-70-6

22€

 
 
 

Commentaires


bottom of page