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Luis Araújo : un auteur dramatique engagé.

Introduction à A la dérive, Théâtre d'urgence.

Théâtre bilingue français-espagnol.

Nouveauté.

À vrai dire, je ne sais pas pourquoi j’écris. C’est une nécessité, une pulsion naturelle. […] J’aimerais à penser que c’est une sorte de mission existentielle, mais cela tient plus d’une condamnation. Luis Araújo (2013 : 26)

Dans ce volume nous publions deux pièces Trenes que van al mar / Des trains qui mènent à la mer (2001) et Trayectoria de la bala / Trajectoire de la balle (2010). La première a été publiée par l’Association des Auteurs de Théâtre (ATT) en 2001 et dans la revue Tramoya, n°78/2004. La seconde, récompensée par le prix argentin « Premio Cultural Frontal » 2010, a été publiée la même année dans la collection de textes dramatiques, « El teatro de papel » — n°12, 2/2010 — de la revue Primer acto, et dans le volume Premio Teatro Incluido, Buenos Aires, Editorial Ópera Prima/ Fundación Cultural Frontal. Les versions espagnoles que nous publions ici sont les dernières versions revues et fixées par Luis Araújo.

Une décennie sépare ces deux pièces, mais on y retrouve un personnage, la bonne, Philippine. Et les deux « bourgeoises » respectives portent le même prénom, Claire, même si leur vie est différente : journaliste dans Des trains qui mènent à la mer, femme au foyer dans Trajectoire de la balle. Philippine, la bonne, est protagoniste dans la première — comme personnage antagoniste de la bourgeoise —, elle est n’est qu’un personnage off dans la seconde, un simple objet-signe de la toile de fond d’une famille enrichie par le succès entrepreneurial du père. Les deux pièces mettent en scène la confrontation des classes et le mépris de classe.

L’action de Des trains qui mènent à la mer est une inaction : deux femmes, Philippine, la bonne, et Claire, sa patronne, se préparent et bouclent la valise pour se rendre à la maison de la plage, elles n’iront pas au-delà d’un banc sur le quai de la gare et d’un compartiment de train assurément fantôme. Mais au cours de ces quelques heures de préparatifs, elles se sont livrées et sont allées de découverte en découverte l’une sur l’autre. Et, pour Claire, sur elle-même, quand elle laisse tomber le masque.

Luis Araújo y fait le portrait de ces deux femmes que tout sépare et expose leur manière d’envisager leur place en tant que femmes dans la société — dans leurs respectives classes sociales — et de gérer leur vie amoureuse et conjugale. Prises dans le carcan de comportements stéréotypés, elles sont, chacune à leur manière, bien peu indépendantes. Elles se sont « ratées » toutes ces années, chacune ancrée dans la place que la vie et la société lui ont donnée. Ces quelques heures partagées les ont rapprochées. À la fin du premier Acte, on les voit « assises côte à côte sur la valise » ; dans le deuxième acte, elles sont « assises côte à côte sur un banc » et attendent leur train dans une gare où les haut-parleurs « annoncent des trains inexistants ou aux destinations incertaines ». Elles jouent sur le mode enfantin, comme certains des personnages de Beckett, pour remplir le temps ou plutôt le vide et les regrets, se rêver autres et se sentir vivantes. Entre poésie, réalisme, absurde et grotesque, la pièce semble s’acheminer vers le début de reconnaissance d’une « sororité » dans la solitude et le silence du quai de gare : « Vous et moi, nous ne sommes pas si différentes », lance la bonne à sa patronne.  Ces deux femmes d’un certain âge, telles des naufragées de la vie, n’attendent peut-être plus vraiment le train qui pourrait changer leur vie. À moins qu’elles aient reconquis leur liberté ? Celle de ne plus rien attendre et de simplement rêver.

La pièce est écrite dans un langage dramaturgique qui rappelle le rythme, la sobriété, le vide, l’absurde et l’utilisation du silence propres au théâtre de Beckett. Luis Araújo manie les pauses et les silences avec une habileté dramaturgique qui donne toute sa profondeur à ce que chacune des femmes ne se dit pas à elle-même ni à l’autre. Elles sont côte à côte mais pas ensemble, elles se parlent, mais leurs répliques se croisent ou se perdent dans le silence de chacune. Leurs échanges, pleins de quiproquos et de malentendus, ne sont peut-être pas tout à fait un dialogue de sourds. On y retrouve quelque chose du rythme de Mercado libre, pièce à la fois très réaliste et absurde, parce que le monde et le mode d’échange entre les hommes sont absurdes. Luis Araújo y fait le même usage de « répliques concentrées et aiguisées à l’extrême » et des « silences éloquents » :


J’affectionne les silences éloquents. Ils sont eux-mêmes des répliques, des actions. Je les fais varier en intensité : brève pause, pause, silence, long silence, très long silence. Question de rythme, mais plus encore de créativité émotionnelle que j’offre à l’acteur et au metteur en scène. Les silences sont le territoire de l’implicite, ils sont les portes sémantiques qui communiquent avec l’imagination du spectateur.

(Araújo 2020 : 211) et (Araújo 2009b : 137-138)


Mais on y trouve un humour populaire absent de Mercado libre :  proverbes, jeux de mots, coq-à-l’âne, quiproquos, comique de situation, jeux de contrastes. Un humour qui trouve ses racines autant dans le théâtre de l’absurde que dans les meilleures saynètes de la tradition espagnole et réside dans le contraste entre une bonne pas si naïve, dont la fille a obtenu une bourse pour étudier la biologie en Suisse, et une journaliste caricaturalement bourgeoise mais pas si frivole ni indépendante qu’il y paraît.

La première connaît l’intimité de sa patronne, mais sait en réalité bien peu de choses de sa vie, la seconde ignore tout de la première : « Claire.- Ça fait dix ans, c’est sûr ? C’est comme si tu n’avais pas été là. / Philippine.- … / Claire.- Je suis désolée, ne te vexe pas. Mais je n’ai même pas fait attention. » La première vouvoie Madame, et résiste au tutoiement qu’on lui propose, la seconde tutoie la bonne par réflexe de classe. La bonne se sent mal à l’aise lorsque soudain sa patronne la vouvoie : elle la fait aussitôt revenir au tutoiement. Ce n’est que dans la séquence finale de la gare, lorsqu’elles jouent à faire le même rêve, que Philippine accepte enfin de tutoyer Claire. Elle le fait en des termes affectueux : « Ma petite Claire, ma belle », pour revenir au vouvoiement dans la réplique finale de l’Acte II, qui résume ce qui les rapproche et fait de chacune le miroir dans lequel l’autre se regarde : « Madame Claire… pourquoi on a peur ». On entend un train s’arrêter, puis repartir… sans elles. Pourtant, dans l’« Épilogue », on les retrouve bien dans compartiment de train, l’une face à l’autre, les yeux dans les yeux. Mais, par le jeu métathéâtral qu’instaure la didascalie, le compartiment dans lequel elles se sont installées semble n’être encore qu’une fiction. Le dénouement se prête à bien des interprétations. C’est que la pièce est faite de la matière du rêve et du phantasme.


Dans Trajectoire de la balle, Luis Araújo fait exploser une famille espagnole très bourgeoise, réactionnaire et xénophobe, en introduisant une jeune femme iranienne que le plus jeune fils souhaite épouser. Elle a tout pour déplaire aux autres membres de la famille : la mère, le père et le fils aîné qui, comme le père, est engagé dans un groupuscule activiste d’extrême droite. Elle est iranienne — arabe pour eux —, immigrée pauvre, divorcée, plus âgée d’une dizaine d’années que le fils, et enceinte de lui. Tous les préjugés sont réunis en un mélange explosif qui conduit inévitablement au rejet et à la tentative d’élimination physique de l’étrangère. La pièce relève, comme le signale Pérez-Rasilla, d’un « théâtre d’idées ». Nous y trouvons, d’un côté, la confrontation violente des deux frères aux vues irréconciliables, le poids de l’autorité du père au sein d’une famille prototype du patriarcat d’une époque révolue, et le conflit générationnel père/fils. Luis Araújo fait imploser l’institution famille, véritable bouillon de culture pour les mensonges, les non-dits et les préjugés. De l’autre, la pièce dénonce la corruption qui gangrène les institutions représentées par l’avocat véreux et le commissaire activiste d’extrême droite, la collusion d’intérêts économiques et politiques représentée par le père, entrepreneur, et ses amis haut-placés. Enfin, la pièce met en scène le drame de l’immigration actuelle — avec le personnage de l’immigrée sans papier —, ainsi que le rôle des ONG à travers les actions du benjamin. La pièce transpire ce que fut l’Espagne de Franco et ce qu’il en reste encore dans l’Espagne d’aujourd’hui. Rappelons l’émergence du parti d’extrême droite VOX et la voix de nombreux nostalgiques de cette Espagne que la démocratie espagnole avait cru laisser derrière elle. Il est clair qu’un lecteur/spectateur espagnol ayant vécu les derniers soubresauts du Franquisme et la transition à la démocratie — ce qui est le cas de l’auteur, né en 1956 —, sera plus sensible à ce sous-texte. La référence à ce passé récent — la guerre civile et la répression franquiste — , est présente aussi dans Des trains qui vont à la mer : le père de Philippine était colonel ingénieur sous la République et a échappé de peu à l’exécution mais, précise-t-elle, « quand ils l’ont rendu à, [s]a mère, c’était une vraie loque ».

Le titre Trajectoire de la balle appartient au vocabulaire de la médecine légale. Luis Araújo nous invite à l’interpréter métaphoriquement : « la balle tirée par ceux qui discriminent peut se retourner contre eux si quelqu’un décide de faire ce qui est nécessaire » (Araújo 2010 : 139). C’est ce qui se produit entre les deux frères ennemis.

La thématique de ces deux pièces, comme celle de tous les autres textes de Luis Araújo, est la peur de l’« Autre ». La plupart de ses textes théâtraux, comme le pointe l’auteur, « sont en lien avec les conflits qui relèvent de l’exclusion, la ségrégation, l’exploitation, l’immigration et, dans un sens plus large, des difficultés dans les relations avec l’autre : autre sexe, autre pays, autre religion, autre idéologie, autre peau…autre condition sociale. » (Araújo 2010 : 135). Dans Trajectoire de la balle, tous ces rejets sont présents, de manière plus ou moins explicite, mais plus particulièrement la xénophobie, le rejet du migrant et de celui qui pense autrement. Dans Des trains qui mènent à la mer, comme le décrit Luis Araújo, « les deux femmes qui se scrutent chacune dans le miroir de l’autre, sont espagnoles, mais vivent dans des mondes aussi autres qu’on puisse imaginer. Il n’en demeure pas moins, qu’à la fin, elles finiront par s’interroger sur ce qui les fait si différentes. » (Araújo 2010 : 136). Le ressort dramaturgique de la pièce est bien ce jeu de miroirs qui ne fait que souligner à la fois leur misère affective et leurs radicales différences sociales et culturelles. La bonne enfile la blouse et la jupe que lui donne sa patronne : « Philippine.- Maintenant je vous ressemble. / Claire.- Oui, et moi à une autre. » Jeu de miroir très beckettien.


Si ce parcours à travers l’œuvre de Luis Araújo a bien montré que nous avons affaire à un théâtre engagé, peut-être pourrait-il laisser l’impression d’un pessimisme forcené sur la condition humaine et la société actuelle. Rien de moins vrai. Luis Araújo aborde le monde avec la lucidité et la bienveillance d’Antonio Buero Vallejo, l’un des auteurs espagnols qui l’ont le plus marqué. Ce dernier définissait ses pièces comme des « tragedias esperanzadas » (« tragédies pleines d’espérance »). C’est peut-être le terme qui convient le mieux à la plupart des textes dramatiques de Luis Araújo, dont les deux pièces publiées dans ce volume. À propos de Trajectoire de la balle n’écrit-il pas : cette pièce « est au fond un chant d’espérance dans un futur meilleur » ; et d’ajouter « Quelqu’un a dit que l’optimisme est une obligation révolutionnaire », (Araújo 2010 : 139).

Introduction d'Isabelle Reck, in A la dérive. Théâtre d'urgence.

Bilingue français-espagnol.

2 textes : Des trains qui mènent à la mer & trajectoire de la balle.

ISBN : 978-2-490091-96-6

Prix : 22€

228 pages.


A découvrir sur notre librairie en ligne.

 
 
 

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