Poétesses russes de l'Âge d'argent
- Vibration éditions

- 15 sept.
- 13 min de lecture
Ksénia Volokhova et Valentina Chepiga
Poésie bilingue FRA-RUS
Prix en France : 20 € TTC
ISBN : 978-2-493992-04-8
Introduction
L'Âge d'argent est une période de l'histoire de la poésie russe qui couvre environ un quart de siècle, débutant dans les années 1890 pour se terminer au début des années 1920. L’écho des voix de ces poètes résonnera dans les textes et la prose du XXe siècle pendant de nombreuses années encore.
Plutôt que d’une époque, d’années, ou d’une période, il s’agit d’un monde à part. Dans cet espace, « le soleil est plus ardent et plus doré », comme l’écrivait Nikolaï Goumilev, on y respire « l’air de la mort et de la liberté » (Guéorgui Ivanov) et les jours y sont comme « un ruisseau de miel doré » (Ossip Mandelstam). Le temps ne s’y mesure pas en années ou en mois mais en poèmes, en peintures, en symphonies, en « discussions sans sommeil » (Alexandre Blok), en recherches de la vérité, d’un nouveau langage, de nouvelles formes. Les habitants de cette planète condamnée à mourir, comme Pompéi et Messine, vivent de création artistique, soucieux d'en préserver au moins l'ombre. Poésie et représentation par les poètes forment un seul et même courant de vie, si rapide qu'il est impossible de séparer un visage, un évènement, de leur reflet ou de leur écho poétique et artistique immédiat.
Au cours de cette période, une vision du monde particulière se forme, associée à la compréhension du fait que le monde tel qu’on le connaît touche à sa fin et qu’il faut s’attendre à de grands changements au cours desquels la liberté du peuple sera associée à d’inévitables tragédies sanglantes. Cette terrible prédiction s’appuyait sur les événements mortels de Khodynskoe à Moscou le 18 mai 1896 durant la célébration du couronnement de Nicolas II, dernier empereur russe.Cependant, l’attente et l’anticipation de ces changements inspirent plus qu’ils n’effraient : la monarchie est vue par un grand nombre de Russes comme un colosse aux pieds d’argile qui entrave le progrès et le développement du pays. Les changements qui se produisaient en Europe, d’une part, et les processus en action dans la société russe, d’autre part, ont inspiré les penseurs, les artistes et une bonne partie de la population, faisant naître la confiance en un avenir meilleur, quel que soit le prix à payer pour acquérir ce nouveau monde, comme l’a écrit le poète Valéri Brioussov.
La notion d'Âge d’argent a une histoire relativement confuse. Employée aujourd’hui pour souligner la grandeur de l’époque du modernisme russe, elle était à l’origine utilisée dans un sens péjoratif et ironique plutôt que comme une définition recevable, et encore moins valorisante. En effet, si l’on se réfère à la prophétie d’Hésiode, l’Âge d’or est béni des dieux, tandis que l’Âge d’argent est stigmatisé comme « impie ».
Cependant, grâce à l’article de Nikolaï Otsoup « L'Âge d’argent de la poésie russe », publié dans la revue Tchisla en 1933, cette expression est devenue un terme qui caractérise non seulement la période qui s’est achevée au début des années 1920 mais également un nouveau mode de pensée qui a rendu possible la « Renaissance russe ». Le terme est apparu comme une suite naturelle du concept d’Âge d’or (ou de Siècle d’or) proposé par Piotr Pletniov. C’est ainsi que cet homme de lettres et ami d’Alexandre Pouchkine avait appelé l’époque de l’épanouissement de la langue littéraire russe, les années brillantes de Vassili Joukovski et de Constantin Batiouchkov, de Ievgueni Boratynski et, bien sûr, du « soleil de la poésie russe », Alexandre Pouchkine.
Revenons à la période qui a débuté dans les années 90 du XIXe siècle. La sociophilosophie de Vladimir Soloviev, dont les idées ont été reprises par Petr Florenski, Sergueï Boulgakov ou encore Nikolaï Berdiaev, donnent naissance à une nouvelle vision du monde qui a permis un essor poétique hors du commun.
La recherche de « l’âme du monde », de l’éternelle féminité, de l’unité idéale du divin, céleste, et de l’humain, terrestre, la tentative de comprendre la Sagesse incarnée dans l’Amour sublime, telles sont les démarches caractéristiques des symbolistes russes. Les recherches passionnées d’un langage fondamentalement nouveau, capable d’exprimer leur sublime audace, se sont appuyées, d’une part, sur l’exemple français et, en premier lieu, sur Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire ainsi que sur les textes de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud et, d’autre part, sur les sources inspiratrices que furent Nikolaï Nekrassov et Fiodor Dostoïevski, Fiodor Tiouttchev et Apollon Grigoriev.
Dès 1892, Dmitri Merejkovski, l’idéologue du symbolisme, et Zinaïda Hippius, son premier poète (elle se disait poète et non poétesse), insistèrent sur le fait que l’initiation mystique et le symbole étaient la voie vers « l’idéalisme artistique » destiné à faire revivre la littérature tuée par le positivisme. Hippius réinterprète la littérature russe classique, plongeant dans les abîmes du subconscient, du « moi » secret, enfin du « double », dans un couloir infini de réflexions qui mène, à travers le symbole, à la découverte de la Vérité. C’est ici que commence le processus de renouvellement du langage, d’élargissement de ses significations. La nouvelle tâche du langage n’est pas de nommer ou de décrire mais de révéler le sens caché, non évident et intime des choses. Les fondateurs du symbolisme russe se donnaient pour tâche la découverte de la multiplication des significations, leurs transformations sans fin. L’élargissement du sens des mots conduit à pénétrer le sens sacré dont l’existence est remplie. Le poète, en s’immergeant dans « des forêts de symboles » (Charles Baudelaire, « Correspondances », in Les Fleurs du mal), rejoint l’Âme mondiale dans sa forme véritable. La fusion dans le flot des mots constitue le processus de « reconnaissance » du sens, comme si la mémoire, vibrante de vraie connaissance, rendait au poète audacieux les significations perdues dans le quotidien poussiéreux. Valéri Brioussov, Constantin Balmont et Fiodor Sologoub appartiennent à la première génération des symbolistes.
En même temps, les poètes prêtent l’oreille au folklore comme mode d’expression, au folklore qui préserve une connaissance mythologique, éternelle, soit dans son état brut, soit à travers les paroles d’autres poètes russes de la génération précédente : Alexeï Koltsov, Apollon Maïkov et, surtout, Nikolaï Nekrassov. Ces thèmes seront repris par la deuxième génération de symbolistes au tout début du XXe siècle : Andreï Biély, Viatcheslav Ivanov et Alexandre Blok. Ils ont étendu l’envergure du langage, cherchant et trouvant la musique des significations dans le bruit de la ville, dans la pluie monotone, dans la polyphonie des chorales d’église, dans le vent de la steppe et dans les vers du poème sur la recherche du bonheur par le peuple de Nikolaï Nekrassov. Les mladosymbolistes (« jeunes symbolistes ») sont allés plus loin que leurs prédécesseurs et ont combiné la vie quotidienne avec la recherche mystique de la Sophia. Ce sont les jeunes symbolistes et Alexandre Blok, tout d’abord, qui deviennent les héros et les dieux de la nouvelle ère culturelle. Dans leurs lignes, dans leurs rythmes, et même dans leur apparence, la réalisation de l’Éternel féminin et la fusion dans son rayonnement semblaient possibles, au seuil de l’accomplissement. Le souffle de la liberté suprême, qui s’exprime dans la liberté de création, dans la révélation de significations nouvelles, semblait marquer le début d’un nouveau siècle, non seulement d’un point de vue chronologique mais également d’un point de vue philosophique. Il semblait que les symbolistes voyaient et ouvraient pour tous la voie de la vie dans laquelle il était possible de se débarrasser du mode de vie décrépit, du désespoir de l’esclave, de tout ce qui a longtemps semblé archaïque, tout ce qui paralysait et inhibait cette voie de la vie qui ne demandait qu’à surgir pour n’être que Lumière, Joie et Connaissance. Il ne restait plus qu’un souffle avant cette nouvelle étape et la terrible année 1905 arriva. L’année qui a commencé par le Dimanche sanglant du 9 janvier 1905, où l’armée impériale a tiré sur la foule, et s’est terminée par les barricades à Moscou, l’année qui a nourri la colère du peuple lequel, une douzaine d’années plus tard, réduira le grand Empire en cendres. Les symbolistes répondront à cette année par des lignes lugubres et piquées d’« aiguilles de neige » (Alexandre Blok). Cinq ans plus tard, en 1910, il sera évident que les « nouvelles aurores » n’ont pas éclairé le chemin ; elles ont emporté les espoirs alors qu’elles commençaient à peine à les nourrir.
Toutefois, le principal acquis du symbolisme, et peut-être même le sens de son existence, c’est que le langage artistique s’est épanoui dans une abondante splendeur de métaphores, d’images, dans le choix des mots, dans la réinterprétation du rythme poétique, dans le renouvellement de la structure des genres. Ce fut le sens du chemin créé et parcouru par les symbolistes qui sera une évidence pour leurs successeurs en poésie.
Le symbolisme se transforme donc en prenant deux directions principales, dont l’une est perçue par ses participants comme la réinterprétation du symbolisme exposée par Nikolaï Goumilev dans son article de 1913 intitulé « L’héritage du symbolisme et l’acméisme ». L’autre branche, au contraire, s’appuyait sur les idées du futurisme italien et se voulait l’incarnation ultime, extrême, d’une attitude novatrice en matière de créativité fondée sur le rejet de la tradition (du moins, sur l’ostentation de ce rejet) et sur la glorification d’un monde fondamentalement opposé à la perfection divine de la nature, à savoir le monde des machines, des mécanismes, de l’industrie et de la conscience de masse. Son manifeste, « Contre le goût du public », est paru plus tôt encore, en décembre 1912. Cependant, le nom même de futuriste, complété du préfixe « ego », a d’abord été revendiqué par Igor Sévérianine.
À l’origine, les futuristes russes se désignaient eux-mêmes par le terme de « boudétliané » inventé par Vélimir Khlebnikov. Cette « traduction » du terme original de Marinetti s’est avérée plus parlante, pour les Russes, que l’original italien. Le mot « boudetliané », que l’on pourrait traduire par les « aveniriens » comme on a les « terriens », est composé d’une forme boudet du verbe « être » employée pour exprimer le futur et du suffixe « -lian » utilisé pour former les gentilés. Dans cette construction, la période temporelle remplace la notion de lieu. Ce jeu de sens illustre parfaitement l’idéologie du nouveau mouvement littéraire : la création langagière comme principe fondamental de l’existence artistique.
Revenons au futurisme. En 1910, paraît Sadok Soudéi (Le Jardinet des juges), le premier recueil des « futuristes » russes où sont publiés des textes de Vélimir Khlebnikov, Vladimir Maïakovski, Alexeï Kroutchenykh et Vassili Kamenski. Par la suite, ce groupe s’est appelé « Guiléïa » puis « futuristes », vers 1912. Comme leurs homologues italiens, les réformateurs russes de la poésie, de la peinture (Nikolaï Koulbine, Kasimir Malevitch) et de la musique (Mikhaïl Matiouchine, Arthur Lourié) appellent à l’abandon de toute culture passée et présente au profit d’un monde créé. D’ailleurs, dans « Contre le goût du public », nous trouvons l’appel à « une haine irrésistible pour la langue qui existait avant eux ». Il convient de noter que, contrairement aux Italiens, les artistes russes étaient davantage axés sur la réforme du langage et l’unicité de leur groupe. En outre, les futuristes russes étaient antimilitaristes (contrairement aux Italiens). Si, pour les symbolistes, le contenu du texte lyrique, l’expression de l’idée de la Sagesse, étaient primordiales, pour les futuristes, la chose la plus importante était la langue elle-même. Ils déformaient, ils détruisaient toutes les règles syntaxiques, ils créaient les néologismes les plus audacieux.
On ne saurait surestimer l’importance du futurisme pour la poésie et la langue russes. Les futuristes ne se sont pas contentés de briser les limites langagières, ils ont élargi le lexique, repensé la syntaxe et la formation des mots. Bien que leurs découvertes les plus radicales restent évidemment propres à des textes donnés, l’attitude à l’égard de la langue est devenue beaucoup plus libre. Il n’est pas surprenant que ce soit des rangs des futuristes que sont issus les brillants traducteurs que furent Benedikt Livchits et Boris Pasternak, ainsi que Roman Jakobson, linguiste majeur du XXe siècle.
L’acméisme est une autre branche littéraire qui a influencé la langue russe. Émergeant sur les ruines du symbolisme, il en a hérité une attitude à l’égard du mot en tant qu’entité porteuse de significations multiples. Toutefois, les acméistes ont renoncé au mysticisme de leurs prédécesseurs. La traduction par Nikolaï Goumilev de Émaux et Camées de Théophile Gautier constitue une autre source d’influence.
Les acméistes n’ignoraient pas la vie terrestre et quotidienne, au contraire, ils voyaient dans les manifestations individuelles de la vie quotidienne des manifestations des sphères supérieures de la vie mais ils ne faisaient que les effleurer, sans les mettre au premier plan. Déclarant rejeter le monde métaphysique, les acméistes ne l’ignoraient pas mais cherchaient à le définir « simplement et sagement », comme le soulignait Anna Akhmatova. Cette aspiration à la simplicité de la parole n’empêchait nullement le jeu des métaphores ni celui de la pensée ; les acméistes « rendent » aux mots les significations qui avaient été « oubliées » dans les recherches profondes menées par les symbolistes.
Le héros lyrique de l’acméisme ne se dissout pas dans le royaume de l’Éternel féminin mais vit dans un monde bien tangible, saturé de chair, fait d’éléments déchaînés et de petites pièces, de salles médiévales et d’arbres de Noël, d’étendues africaines et de récits héroïques.
De fait, les acméistes affirment la prépondérance du monde de la culture, il est aussi tangible et réel que le monde des steppes et des forêts, il est exploré avec autant de soin, de méticulosité et de plaisir de la découverte. Les références fréquentes à des personnages de la littérature et à des poètes (Homère, Racine, Pouchkine, etc.), surtout dans l’œuvre de Nikolaï Goumilev, d’Anna Akhmatova, d’Ossip Mandelstam mettent à égalité créations et créateurs dans l’univers des lecteurs-poètes passionnés.
Les acméistes s’intéressent également à la Nature en tant que principe créateur. Ils voient dans la faune et la flore la même énergie consciente de création que celle qui a inspiré Homère et Praxitèle, Dante et Fra Angelico, Goethe et Rossetti.
Enfin, les acméistes se caractérisent par une attention particulière au monde de la pierre ennoblie, à l’architecture. Les poètes voient dans la chair discrète de la pierre un modèle à suivre. La dureté et l’immuabilité de la pierre sont soumises à la main sévère d’un maître qui, en domptant la nature, crée une œuvre parfaite, également proche de Dieu comme des êtres humains. Ce n’est pas un hasard si Ossip Mandelstam, Guéorgui Ivanov, Nikolaï Goumilev et Mikhaïl Zenkevitch ont écrit autant de poèmes sur les villes et les temples, qu’il s’agisse de références ou de textes entiers. Par exemple, dans le poème « Reims-Laon », Ossip Mandelstam voit la célèbre cathédrale comme une nature apprivoisée : « J’ai vu un lac qui se tenait verticalement ». Les symbolistes et les romantiques s’efforçaient, dans leurs créations, de ressembler à des musiciens flottant dans les nuages ; les acméistes, eux, se voyaient comme des maîtres qui subordonnaient l’envol de l’âme vers Dieu à la raison et à un jeu ferme : Les tours gothiques, comme des ailes,/sont déployées dans l’azur par le catholicisme (« La cathédrale de Padoue », Nikolaï Goumilev, 1916).
L’acméisme en tant que mouvement littéraire a duré environ quatre ans. C’est comme si les acméistes avaient « discipliné » les mots, leur avaient rendu leur nature concrète et tangible. Mais ce faisant, ils ont réussi à ménager en chaque mot cet espace intérieur, cette profondeur infinie découverte par les symbolistes.
La nouvelle poésie paysanne est une autre branche littéraire importante qui ressemble peu aux deux précédentes, s’étant formée en dehors de l’influence des modèles européens. En fait, il est difficile de rassembler les poètes qui la représentent en un groupe car ils n’ont pas publié de manifeste commun expliquant leurs principes. Tous ces poètes venaient de villages et développaient le thème de la paysannerie déjà présent dans la littérature russe. Cependant, pour les poètes de la seconde moitié du XIXe siècle, Ivan Nikitine, Alexeï Koltsov, Nikolaï Nekrassov, c’était l’aspect social qui était très important : ils montraient la souffrance du peuple, sa détresse, en s’appuyant sur l’art populaire. Les poètes de la nouvelle poésie paysanne s’intéressaient à la beauté de la vie paysanne, à la poétisation de l’artisanat, à l’interaction vivante avec la nature, aux éléments de la vision païenne du monde. Le folklore était pour eux une source d’inspiration.
Peu à peu, leur collectif s’est désagrégé de manière naturelle, confronté à l’inexorable industrialisation mettant à mal leur idéal paysan. Dans les années 1920, les poètes paysans sont persécutés. Néanmoins, leur intérêt pour le folklore, leurs images et leurs sujets ont eu une influence assez importante sur le développement de la littérature en introduisant dans le langage artistique les dialectes et le langage populaire tout en soulignant le caractère mélodieux de la langue.
Sergueï Essénine, qui a commencé sa carrière dans la littérature comme poète paysan, a ensuite rejoint un nouveau groupe littéraire, l’imaginisme. Cependant, ce mouvement n’avait pas de valeur en soi, c’était une tentative de créer quelque chose de nouveau à partir du symbolisme et des ruines du futurisme.
Pour conclure, en l’espace d’un quart de siècle, des changements significatifs se sont produits à la fois dans la langue et, par conséquent, dans la conscience poétique qui, en retravaillant l’expérience du siècle précédent, ont jeté les bases de la naissance d’une nouvelle littérature tout en préservant les apports des trésors de la littérature d’Alexandre Pouchkine ou de Léon Tolstoï.
La date finale, la fin de l'Âge d’argent, est généralement fixée à septembre 1922, date à laquelle environ soixante-dix représentants de la communauté scientifique russe ont quitté la Russie par bateau et par train, expulsés pour des raisons de confrontation idéologique avec les nouvelles autorités. L’image du « Bateau des philosophes » qui emmène l’intelligentsia hors de Russie est restée dans la conscience collective.
Quant à la poésie, l'Âge d’argent avait été « décapité » un an plus tôt. Le 4 août 1921, à Petrograd, Nikolaï Goumilev, âgé de trente-cinq ans, est arrêté sous l’inculpation de participation à un complot contre-révolutionnaire. Trois jours après cet événement retentissant, Alexandre Blok, poète considéré par ses contemporains comme une divinité, décède. Le 25 août, Nikolaï Goumilev est fusillé. C’était la mort des dieux, au sens plein du terme. C’est pourquoi la fin de l'Âge d’argent se situe plutôt en août 1921 lorsque, avec la mort de ces deux personnalités clés de l’époque, l’espoir que l’ancienne culture de la noblesse soit partie prenante de l’avenir de la nouvelle Russie s’est évanoui.
L'Âge d’argent pétillait de talents. Cette période était si foisonnante que ceux qui n’étaient pas brillants ou géniaux sont restés dans l’ombre de leurs contemporains. Mais qui sait pourquoi un tel est oublié et pourquoi tel autre reste célèbre ? Force est de constater que cette injustice de l’histoire s’exerce plus souvent au détriment des femmes que des hommes.
Seuls trois noms, trois déesses, ont brillé durant cette époque tragique. Zinaïda Hippius, telle Héra, scellait les destins des poètes, faisant et défaisant les réputations, brillant par ses aphorismes et son audacieuse beauté rousse, travaillant sous plusieurs pseudonymes masculins. Elle a vécu simultanément en Russie et en France, à la fois insaisissable et omniprésente, elle a été admirée et crainte, aimée et rejetée, épouse dévouée et grande séductrice, ses vers ont rivalisé avec ses écrits critiques. Hippius est l’une des fondatrices du symbolisme russe.
Les deux autres ont vingt ans de moins qu’elle. La première est Anna Akhmatova. Majestueuse et austère, implacable comme la lance d’Athéna, sage et sévère. Ses vers, qui allient la clarté classique à une attention rigoureuse au moindre détail, sont devenus un des modèles de l’art poétique. En quelques lignes, comme en un trait fulgurant, elle était capable d’exprimer le désir et la douleur, la moquerie et le chagrin, la réprimande et le pardon.
Enfin, la dernière mais non la moindre, Marina Tsvetaeva, est celle qui, comme Sappho, chantait des hymnes à l’amour, parlait la langue d’Aphrodite et pressentit sa mort tragique dès son enfance. Courageuse et paradoxale, intelligente et sensible, elle a reformaté la syntaxe russe, la forçant à se soumettre aux rythmes incroyables qui se déchaînaient en elle.
Toutes les trois étaient les reines de l'Âge d’argent russe. Leur éblouissante lumière a occulté les autres femmes poètes dont les noms ont été oubliés mais pas effacés de l’histoire. La langue russe a soigneusement conservé de très nombreuses lignes de leurs poèmes. Ces noms méconnus reviennent, porteurs de sagesse, d’audace, d’amour et de secrets. Aujourd’hui, leur heure est venue : Mirra Lokhvitskaïa, Teffi, Elena Gouraud, Lioubov Stolitza, Cherubina de Gabriak et Maria Chkapskaïa.
Valentina Chepiga
& Ksénia Volokhova




Commentaires