Théâtre (in)complet
- Vibration éditions

- 15 sept.
- 4 min de lecture
Auteur : Philippe Pichon.
Parution : 1er septembre 2025.
Prix en France : 20 € TTC
ISBN : 978-2-493992-05-5
Introduction
Un nouvel appareil de la dérision
Les années 50
Un parfum d’après-guerre continue de flotter sur le Paris des années 50 : de Saint-Germain-des-Prés à Montparnasse, acteurs, auteurs, metteurs en scène et même menteurs et flambeurs fréquentent les mêmes cafés, les mêmes planches et tréteaux, échangent leurs réflexions sur l’art théâtral, commentent leurs expériences d’hommes et de spectacles. Les Noctambules, le Théâtre de la Huchette, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre de la Bruyère : autant de salles peu connues qui deviennent les hauts lieux de l’avant-garde dramatique. Avant-garde magistralement encadrée par une cohorte de créateurs scéniques attentifs à servir les auteurs : dans le sillon de Charles Dullin et suivant son « héritage », les Jean-Louis Barrault , Jean Vilar , Roger Blin , Jean-Marie Serreau . Aux noms de ces quatre « grands » metteurs en scène du Nouveau Théâtre qui ont su, comme leurs prédécesseurs Brecht et Artaud , créer un style et imposer leurs personnalités, il serait indécent de ne pas associer ceux de Jacques Mauclair (à qui Adamov confia la mise en scène de son Ping-pong), Roger Planchon , Antoine Bourseiller , Antoine Vitez , Victor Garcia ou encore Patrice Chéreau , tous possédés par l’amour d’un théâtre vraiment moderne, apôtres d’une dynamique scénique tourbillonnante et serviteurs du langage-cri comme il y avait eu une poésie-tract. Pour le faire admettre, ce nouveau langage dramatique, ils se sont débattus au milieu des pires difficultés matérielles… et morales. Tous travaillent sur des œuvres classiques aussi bien que sur le « nouveau théâtre ».
Mais qui sont-ils justement, ces auteurs qui renouvelleront autant et ainsi en quelques années l’art dramatique, et qui, au-delà de cette « renaissance », nourrissent l’extrême ambition d’en redéfinir la forme et la fonction ? Les précurseurs ont pour nom : Jacques Audiberti, Jean Tardieu, Jean Genet, Georges Schéhadé, Jean Vauthier et un certain Arthur Adamov. Deux « écraseront » la production théâtrale : Eugène Ionesco et Samuel Beckett . Tous se distinguent de la génération antérieure (Giraudoux, Anouilh, Salacrou) et des existentialistes omniprésents (Camus, Sartre) par leur rupture revendiquée avec la tradition humaniste et littéraire, par leur investissement radical de la modernité sous tous ces aspects, par leur goût de la subversion, par leur esprit contestataire. Leurs successeurs immédiats en seront Fernando Arrabal, Armand Gatti, René de Obaldia, Roland Dubillard, Serge Rezvani.
Le T.N.P. et le Théâtre des Nations
Alors que s’élabore le Nouveau Théâtre au cœur ou aux abords du Quartier Latin, une immense salle, le Théâtre National Populaire, accueille sur la colline de Chaillot des foules d’amateurs qui se laissent draguer et fasciner par les grandes mises en scène signées Jean Vilar, et par le talent vertigineux du prestigieux Gérard Philipe, qui incarne à lui seul un héroïsme mordant, résolument moderne. Errant de salle en salle, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud communiquent leur passion pour Claudel, pour Genet, à un public redevenu amoureux de l’art théâtral. Dans le même sens agit le Théâtre des Nations, installé dans les locaux du Théâtre Sarah-Bernhardt, où sont représentés, dans la langue de leurs auteurs, les chefs-d’œuvre dramatiques allemands, anglais, italiens, servis par des auteurs ou metteurs en scène comme Peter Brook, Luchino Visconti, Giorgio Strehler…
Cet appel aux foules et le recours aux subventions ne s’opposent pas au phénomène du Nouveau Théâtre : il l’appuie et le soutient, il rend un large et jeune public sensible à la force créatrice de la théâtralité. Le théâtre échappe à l’académisme de la Comédie-Française, à la médiocrité d’invention et de jeu du boulevard et du vaudeville, retrouve sa puissance cérémonielle et magique, sa compétence à libérer les forces de l’imaginaire social.
Le choc théâtral des années 50 peut être rapproché du choc poétique des années 20, provoqué par le Surréalisme. Dans les deux cas, les créateurs retournent aux sources profondes de leur art, dans le souci de lui rendre sa totale efficacité.
Un nouveau langage dramatique
Pour autant, le théâtre, ainsi dynamisé, dynamité, par les travaux des précurseurs Audiberti, Tardieu et Adamov, dans les années 50, connaît peu après, avec le phénomène du « nouveau théâtre », une situation pour le moins étrange : lui, le vieux genre bourgeois, devient le lieu d’une remise en cause radicale des concepts consacrés de « texte » et d’« auteur », et se trouve soudain plongé dans l’époque des incertitudes scéniques qui paraissent l’affecter en tant que genre même, et plus seulement en tant que manière, comme le roman l’avait été à l’épuisement naturaliste à la fin du siècle précédent. Sa fonction traditionnelle de représentation, de mimesis, se fissure.
Ainsi, pendant ces « années de Gaulle », de mai 1958 à mai 1968, d’un printemps chaud l’autre, le théâtre, presque indifférent jusque-là aux grands enjeux du siècle, et encore protégé par les conventions du boulevard, est travaillé au même moment par de semblables interrogations que le roman parvenu à « l’ère du soupçon » : théâtre de l’absurde ou « nouveau théâtre », il s’impose avec les œuvres de Ionesco et de Beckett comme la forme emblématique d’une civilisation de la « communication », en proie précisément à une crise profonde des signes, du langage et en général de la représentation.
« Ni l’humour, ni la poésie, ni l’imagination, avait prévenu Artaud dans Le Théâtre et son Double, ne veulent rien dire, si, par une destruction anarchique, productrice d’une prodigieuse volée de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à remettre en cause organiquement l’homme, ses idées sur la réalité et sa place poétique dans la réalité. »
En ce lieu nouveau, sur ces nouveaux tréteaux, ce qui est perçu abandonne la consistance, se détache de soi, flotte dans un espace et selon des combinaisons improbables, gagne le retard qui les détache et les noue, si bien qu’il pénètre en elles, se glisse dans cette étrange distance impalpable qui sépare et unit leur lieu de naissance de leur filtre final. Le vieux miroir devient écran problématique.




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