Ariane
- Vibration éditions
- 4 avr.
- 7 min de lecture
Marina Tsvetaeva.
Traduction de Florian Voutev
Ariane est une composante de Marina Tsvetaeva.
C’est le nom de sa fille aînée, une enfant prodige, née en 1912, seule survivante de la famille, qui consacra ses dernières années à rassembler les écrits dispersés de sa mère pour assurer sa gloire posthume. Ariane est aussi une incarnation de la psyché féminine. Sa bobine d’or est peut-être le signe d’un imbroglio. Et son fil inextricable celui de la culture européenne depuis ses origines.
En mai 1922, après avoir traversé les années de la Révolution à Moscou, la poétesse a quitté la Russie et rejoint son époux en Tchécoslovaquie. Une vie en exil commence qui la mènera en France en 1925. à l’été 1923, elle conçoit une trilogie, La colère d’Aphrodite, l’histoire d’une vengeance divine à travers trois femmes, Ariane, Phèdre et Hélène, dont le personnage central est Thésée, héros vainqueur mais malheureux en amour. Ariane est achevée en octobre 1924 à Prague et publiée dans la revue Verstes n° 2 en 1927 à Paris. Phèdre paraît l’année suivante dans les Notes contemporaines. Au moment où elle écrit la première pièce, Tsvetaeva conçoit la seconde. Ses cahiers de brouillon entremêlent des phases rédactionnelles avec des plans et des esquisses. Hélène restera à l’état de projet. La trilogie s’achève sur un diptyque.
Tsvetaeva a bénéficié de l’érudition de son père, fondateur du musée des Beaux-Arts de Moscou. Elle était familière de la culture gréco-latine. L’usage qu’elle fait du mythe dans la pièce démontre sa connaissance des sources et des variantes, la conscience qu’elle a de sa complexité. Elle déploie avec virtuosité ses ramifications historiques, culturelles et religieuses.
Égée, roi d’Athènes, doit payer un tribut à Minos, dont il a tué le fils, Androgée. Il sacrifie à intervalles réguliers sept jeunes filles et sept jeunes hommes qui sont dévorés par le Minotaure. Thésée se rend en Crète contre la volonté de son père. Grâce à l’aide d’Ariane qui lui remet une épée et un fil, il tue le monstre et parvient à s’extraire du labyrinthe. La jeune fille accepte de devenir sa femme. Mais sur le chemin du retour, Bacchus convainc Thésée de lui céder Ariane pour qu’elle devienne immortelle. Ce dernier l’abandonne endormie sur l’île de Naxos, provoquant le courroux d’Aphrodite. Inconsolable, il oublie de lever les voiles blanches, signe qu’il revient vivant. Égée croyant que son fils est mort se jette dans l’océan.
La légende se déroule dans le contexte de la guerre entre Athènes et la Crète. Le Crétois, identifié au traître ou à l’ennemi sournois, a donné le mot syncrétisme, signifiant l’union de deux Crétois, soit une liaison incohérente, une tentative de fusion d’éléments incompatibles, avant de désigner la synthèse d’influences culturelles. Le palais de Knossos était un labyrinthe, forme d’architecture première dont on attribue le plan à Dédale, vestige d’une organisation sociale insulaire et d’un monde disparu. Le Minotaure fut engendré par la mère d’Ariane et de Phèdre, Pasiphaé, qui s’accoupla avec un taureau blanc. Il fait écho aux rites tauromachiques, pratiqués dans la civilisation minoenne. Symbole du refoulé et de la force obscure, il est devenu un support pour penser l’inconscient. L’île, le monstre et le labyrinthe sont des objets d’interrogation philosophique, dont l’étude approfondit le mystère. Leur dynamique syncrétique fait émerger des universaux constitutifs de la culture européenne.
Le mythe met en jeu les forces du destin à travers la lutte des dieux et des humains. Dans les notes d’intention contenues dans ses cahiers de brouillon, Tsvetaeva déplie méthodiquement les relations conflictuelles entre les personnages. La vengeance est la trame de l’intrigue. Thésée est pris entre deux feux ; il est l’élu d’Ariane, condamné à la trahir, donc à déclencher les foudres d’Aphrodite. Ainsi, se déclenche le cycle des vengeances. La première a lieu lorsque les Amazones tuent sa femme Antiope, l’une des leurs et la mère d’Hippolyte. La deuxième lorsque Thésée épouse la sœur d’Ariane, Phèdre, qui s’éprend de son beau-fils. La troisième lorsqu’il enlève Hélène puis descend aux Enfers pour arracher Perséphone à Pluton. Son royaume est détruit tandis qu’il est retenu prisonnier.
Si l’amour est une force d’attraction qui réunit ces personnages, la haine les éloigne et brise leur destin. Tsvetaeva propose une lecture psychologique du mythe, en explorant les conflits intérieurs. La parenté est un facteur discordant. Ariane aime Thésée, Thésée aime Ariane, mais l’abandonne à Bacchus. Phèdre aime Hippolyte, Hippolyte pourrait l’aimer mais il la hait car elle a pris la place de sa mère Antiope. « Haine d’Hippolyte envers Phèdre. Haine envers la sœur Ariane, à cause de laquelle (vengeance de la déesse sur Thésée), Antiope est morte. Mort de Phèdre et d’Hippolyte. »
Tsvetaeva souligne la violence du mythe. L’ombre de Procruste, « le très nuisible », est invoquée. Thésée tua ce personnage d’une grande cruauté qui arrêtait les voyageurs, leur coupait les membres ou les étirait pour qu’ils soient à la taille du lit. Le pouvoir et la guerre sont les ressorts de l’action. L’honneur, valeur suprême, exige de verser le sang. « Très cruel est l’honneur furibond. » Thésée, le « fils du meurtrier », se donne en sacrifice : « Mourir ou vivre — / C’est mon choix. / Seul, je me livre. Au roi crétois. » Il rend l’épée sanguinaire à Minos, prêt à repartir en cendre dans une urne au nom des « sanglantes querelles ». De retour à Athènes après avoir triomphé du Minotaure, désespéré d’avoir perdu Ariane, il devient régicide par oubli. « Il est emporté, le roi, / Par un grand flot, vert de rage. / Et son fils — le fou courage / L’a emmené à l’abattoir. » « Son corps couvert de ces algues maudites. » « Je reconnais ton courroux, Aphrodite. »
Dans le monde de Tsvetaeva, le féminin l’emporte sur le masculin. Les trois héroïnes de la trilogie sont des femmes puissantes, amoureuses, en lien étroit avec la mort et la violence. Ce sont des archétypes qui correspondent aux trois âges de la vie de Thésée : « Ariadna, la jeunesse de Thésée, 18 ans ; Phèdre, la maturité, 40 ans ; Hélène, la vieillesse, 60 ans. » Tsvetaeva réactualise les schémas anthropologiques du mythe en explorant le psychisme féminin.
Ariane est celle qui lie, délie et relie. Auprès de son père, elle joue à la balle et déroule son fil d’or. La protégée d’Aphrodite attend l’élu de son cœur pour lui offrir sa pelote en cadeau de fiançailles. Elle est sans mémoire, jouissant de l’insouciance et de l’oubli de l’enfance. « Les jeunes filles n’ont jamais de vieilles plaies. » « Demain — déjà acerbe, / Sans avenir. » « Le présent / Est sans hier. — / Brève est notre jeunesse. » « Là où rôde une ombre putride ? / En ce jour plein de noirs souvenirs ? » Elle détient les clés qui ouvrent les serrures. Elle n’entre pas dans le labyrinthe, elle dit au héros : « Prends ce glaive et ce fil scintillant », et attend qu’il en sorte. « Rocher qui s’éboule ? / Rivière qui geint ? / Non — corps qui s’écroule ! Du monstre ou le sien ? » Légère et transparente, elle fraie un passage dans l’obscurité du mythe.
Ce qui fait bondir la langue, c’est le vivant féminin. Ariane se laisse séduire en sachant qu’elle sera trahie. « Si tu profites de mes lèvres. » Les seuls mots qui viennent à la bouche de Thésée sont gloire et victoire. Sa volonté est implacable mais impuissante. « Ô, ton serment, / Hôte, rend-il prévisible / Ton destin ? » Chaque mot, monosyllabe, est une balle bondissante. Les répliques fusent et s’accélèrent. « Viens si tu m’aimes / Sans réfléchir, / À l’instant même. » « Jeune fille — spectre lointain. » « Va-t’en. » « Coupe court. » « Va, pars ! » « Ta passion — fumée sans flamme. » Rebonds de la vie et de la mort. « Nos chairs sont satiables mais pas nos désirs. » L’ardeur s’éteint, la fleur se fane. Le lit nuptial devient poussière. Jouir, c’est mourir. Mais Ariane doit vivre, c’est pourquoi Thésée la cède à Bacchus. En épousant le dieu de l’ivresse et des mystères orphiques, elle devient immortelle.
La pièce est statique, composée de plans fixes, tableaux et visions. Chaque acte est le cadre spatial d’un dialogue décisif : sur la place du palais à Athènes ; chez Minos dans la salle du trône en Crète ; à la sortie du labyrinthe, le lieu du sacrifice ; sur un rocher de l’île de Naxos ; dans le port d’Athènes. Un lieu dans le lieu. Les mortels Thésée, Ariane, Égée, Minos côtoient les dieux et les déesses, Poséidon, Bacchus et Aphrodite. Le prêtre et le devin savent mais échouent à contrer la fatalité, de même que le messager et le porteur d’eau. Le bestiaire réunit les bêtes de sacrifice, lionceaux, béliers et sangliers, les esprits souverains, aigle et serpent. Les voix du poème sont les chœurs des éphèbes et des jeunes filles, celui des citoyens, le peuple qui relaie la résonance collective du drame. La lyre à sept cordes mène à la transe. La stylisation écrase la profondeur historique mais déclenche des mécanismes novateurs dans l’écriture.
Peut-on compacter la culture européenne ? C’est dans cette voie qu’il faut chercher la modernité de la pièce. Entre la poésie lyrique et le théâtre antique, entre le long poème et la petite tragédie, l’imbrication des éléments mythologiques renforce l’énergie de la langue. La pièce est une amphore contenant les fragments d’une culture lointaine, une capsule d’espace et de temps qui enclôt la culture antique. Puissance de cristallisation de la vision poétique. La pelote est un « Jeu — flou songe, joie — juste un son. » L’apesanteur renouvelle le mythe.
La traduction de Florian Voutev y participe qui transpose l’œuvre de Tsvetaeva d’une langue à une autre, d’un bout à l’autre de l’Europe, en se jouant des lieux et des temps, comme si de rien n’était. La poésie est un sauf-conduit, les mots roulent sur les champs de bataille et percent les rangs des forces ennemies. On est surpris que ce soit possible. Le traducteur a reconnu la voie étroite de Tsvetaeva, en passant par le chas de son aiguille.
Caroline Bérenger
ISBN : 978-2-490091-90-4
22€
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